jeudi 5 juillet 2012

Une autre poignée de poussières égéennes


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De Leros à Istanbul

mai-juin 2012
 
 
C’était prévu, c’était promis, en 2012 Troll changerait de zone de navigation. Il mettrait du nord dans son cap, irait se frotter aux frimas bataves, aux paysages brouillardeux passés à l’estompe, aux canaux enjambés par des ponts Vangoghiens.
Mais, une fois de plus le bleu profond des eaux, les tavernes aux chaises paillées,  les odeurs de garigue entamèrent un irrésistible chant des sirènes: Troll, envouté, trainera donc une année de plus ses ailerons  dans les eaux hellènes et ottomanes.

Troll fume des joints
Un malade pas imaginaire

Depuis septembre Troll, en renfort du FMI et de la BCE, veillait au chevet de la Grèce malade. Perché sur son ber du chantier Agmar, sur l’île de Leros, entouré de nombreux  copains européens les discussions allaient bon train : « Le chantier survivra-t-il à la tourmente ? Quitterons-nous un jour ces esplanades poussiéreuses pour retrouver la douceur de ces eaux qui nous lustre la peau ? » Tout à coup, un ami de longue date, un frère Danubien, vint ranger sa belgitude sur son bâbord. « Que deviens-tu l’ami ? » « Tiens mais que vois-je, ami Troll, aurais-tu quelque problèmes urinaires ? » « Pas que je sache. Mon patron m’a inspecté fort doctement en septembre et me délivra un certificat de bonne santé » « Oh mais pourtant,  je vois, sortant de ton appendice caudal bâbord, une fuite huileuse de fâcheuse apparence. Un suintement qui ne présage rien de bon ».
C’est ainsi qu’aussitôt un pigeon courriélien s’envola, gagna de l’altitude pour passer la redoutable barrière des Alpes et atterrir en un petit village de raccards pour apporter la funeste nouvelle : « Troll peu à peu se vidait de son huile étambote ».
Cette nouvelle mit en émoi une partie du vieux continent. En particulier les parents bataves du grand malade, immédiatement alertés, se mirent en quête du précieux remède, une médecine qui s’avéra extrêmement rare, de fabrication étasunienne, de nature céramico-carbonée. Les concepteurs étambiens furent consultés et dans un premier temps se montrèrent impuissants. Le médecin chef avait pris sa retraite, le jeune interne se montrant inexpérimenté fut bientôt remplacé par un chef de clinique ou d’atelier, on ne sait plus, qui finit après trois mois de réflexions par localiser le remède tout en refusant, d’en donner les composants, les joints fuyards, voulant sans doute garder jalousement le monopole de la connaissance. Le temps passait, passait. Troll, blessé, vidé de sa substance voyait son moral s’altérer, au fur et à mesure que les chances de navigation s’estompaient. Les pigeons voyageurs ne cessaient de s’envoler du petit village vers les polders bordés de moulins ailés, les cornets d’Edison retentirent d’imprécations, de menaces de voyages de représailles, de mains armées d’arbalètes. Et soudain, quelques jours avant l’irrémédiable, avant l’envol vers le pays hellène, du fond de l’horizon surgit une cigogne porteuse du précieux paquet, du précieux remède, le petit joint qui soulagerait Troll.

 En attente de soins
Leros

Michali, le responsable technique, monsieur l’ingénieur comme il aime se faire appeler avec humour, le regard rieur, écoute mes explications concernant la fuite sur l’arbre d’hélice bâbord. A ses côtés Thomas, son second hambourgeois suit placidement la discussion, une de plus entre un yachty impatient de voir son bébé à nouveau flotter et le boss surchargé de demandes urgentes, en compétition avec les super-urgentes ou les urgentissimes. « Vous voyez cette liste de travaux à réaliser aujourd’hui ? Et bien, je sais déjà que nous n’en réaliserons pas la moitié ! » «  Quand voulez vous que nous intervenions ? » Je m’essayais à une réponse logique :« Il me semble que le démontage est urgent, car, au cas où nous découvririons un incident imprévu, une pièce à commander, une pièce à usiner… ». « D’accord ! Autant commencer tout de suite ! » une réponse qui tenait du miracle.  Une heure plus tard Michaeli et Thomas étaient à l’œuvre. Tirée par un extracteur hydraulique et un effort de 15 tonnes, l’hélice se libéra de son frettage conique dans un bruit de coup de canon. Pendu au bout d’une rallonge de deux mètres, Thomas réussit le dévissage du porte joint. Les joints malades extraits, le tube d’étambot, qui n’avait pas apprécié les entrées intempestives d’eau de mer, se fit rincer au fuel et la phase de remontage suivit avec les nouveaux joints tout beaux, tout neufs. Au bout de deux jours l’arbre d’hélice bâbord pouvait à nouveau dialoguer d’égal à égal avec le tribord. Et le voisin – Marone - se pencha pour admirer : « Bravo, tu es nettement mieux comme ça ! ».
Aujourd’hui le Captain fête son anniversaire. Et que fait-il pour fêter ces 70 printemps (oui vous avez bien lu, soixante dix ou septante suivant la situation géographique de l’interlocuteur) ? Eh bien, il passe l’anti-fouling de Troll . 80 m2 de peinture passée bras en extension, couché sur le dos, sur le côté, accroupi. Ce soir là, pas de fitness, c’est déjà fait, mais une invitation à dîner orchestrée par le second- Cat - au restaurant Mylos, que nous aimons appeler Moulin Bleu, accompagnés des fidèles amis Jean-Marie et Kali, le vaillant équipage de Marone. Les champignons aillés, les raviolis aux épinards, le carpaccio de poulpe, les filets de bonite grillés sentant bon les herbes des collines, le tout arrosé d’un blanc de Limnos et d’un rouge de Crête, ambiance chaleureuse, le tout fut sublime.

 Un anniversaire pictural
Pourquoi Leros ? Quel dieu de l’Olympe inspira TROLL pour passer son hiver à Leros, cette poussière  du Dodécanèse, loin de sa base ottomane, en pleine tourmente politico-financière hellène? C’est simple, Troll aime Leros, son charme naturel, ses villages sans sophistication, peu touristiques qui ont gardé leur authenticité, son histoire ancienne et récente, son port naturel de Lakki, le port naturel le plus profond de la Méditerranée, son doux mélange italo-grec, la boulangerie de Agia Marina et ses gâteaux au yogourt et sirop, le délicieux « Moulin bleu » et son patron à la personnalité raimusienne.

 Leros côté nature
 Le Moulin bleu
En route pour la croisière 2012

Au mois de mai fais ce qu’il te plait. Et ce qui nous plait c’est, une fois encore, de rallier Lipsi, avec nos fidèles équipers Alain et Monique, Lipsi,  l’île magique aux 33 chapelles à dôme bleu, aux sentiers parfumés de garigue, aux baies incitant les plus courageux à une baignade printanière et bien fraîche. Sitôt amarré le capitaine se rend au Calypso pour saluer les propriétaires de l’établissement. Nicholas, lance « J’ai vu le gros bateau vert arriver et je me suis dit : mon ami est de retour ». Michel, le père, version gargantuesque de Raimu, l’ancien chauffeur de taxi de Sydney, est mort. Son énorme rire ne résonnera plus entre les tables du Calypso qui, ce soir, s’animera au son d’un bouzouki accompagnant une voix aussi blanche que les façades.


 Lipsi

A Arki la sauvageonne, hors saison, le magasin de fanfreluche est encore fermé, les bistrots entrouverts mais reste, éternelle, la traditionnelle marche vers la chapelle mirador et son panorama assuré sur les îles environnantes - poussières d’Egée encore et toujours.

 Arki

 Arki
A  Agathonisos où Troll s’accroche au ponton des gardes-côtes absents avec l’accord temporellement limité par un « to morrow big-ship, please leave before noon ».
Et ce sera Samos, la patrie de Pythagore, qui dresse sur le quai son bras de bronze vers le ciel, tentant une fois de plus d’expliquer  aux plaisanciers son théorème du triangle rectangle « Le carré de l’hypoténuse etc etc… » . Mais le grand homme s’interrompt dans sa démonstration car il vient d’apercevoir Kowekara, se glisser dans le port le long de son copain Troll, très fier de compter un tourdumondiste parmi ses amis. Alain seul à bord rejoint les quatre Trolliens assistés de Chantal et d’Emile - deux Valaisans bourlinguant à bord de leur Endurance- attablés en pleine comparaison gustative : Samos contre Malvoisie.

 Pythagorion

Le lendemain nous abandonnerons les Dodécanèses et le Valais pour le Brésil car à bord de Kowekara la Caipirhinia coule à flot.
On arrive à Ikaria, au miniport d’Ayios Kirikos au sud-est de l’île restée pour nous, depuis des décennies, l’objet d’un véto meltémien. Haute et sévère, vue de loin, verte quand on la côtoie, et que l’on parcourt ses routes bordées d’à-pic qui chatouillent le cœur.
Troll se case derrière un autre bateau battant pavillon suisse. Deux bateaux de plaisance et le port est plein. L’épicier, muni de son sésame, déverrouille la borne électrique ; une voiture aux freins incertains est réservée, Troll est prêt à découvrir Ikaria et percer les mystères du vol d’Icare : trop près du soleil ? Non, probablement victime d’un coup de Meltem.

 Ayios Kirikos

Ce soir c’est la fête des mères. Les élèves des classes primaires y vont de leurs petits compliments, les filles tous yeux timides baissés, les garçons bravaches défiant du regard celle qui les a mis au monde. Les rondes succèdent aux farandoles. Les équipières reçoivent chacune leur rose rouge, félicitations de fils naturels.
Sur la côte nord, le port d’Evdhilos, a vu la manne bruxelloise tomber du ciel. Ses digues sont rallongées, les quais, flambants neuf. C’est aujourd’hui un abri parfait…  désert !

 Evdhilos hors saison
 Evdhilos

Deux vieux copains

 Retour de pêche
 Nouvelle promotion immobilière: début des travaux
Un couple d’italiens, fraichement échappés d’un EMS, vient placer son voilier à couple de Troll. Son capitaine, jambes flageolantes, emboite le pas de la fringante coast-guard, le modèle « queue de cheval » autoritaire.
Qu’il est bon au lever du soleil de consulter son courrier E-mailien sous les muriers, face à la mer.
L’appareillage approche et Troll piaffe, prisonnier de son cordon ombilicalo-électrique car l’épicerie affiche porte close et à Kirikos : pas d‘épicier pas d’électricité. Ce matin là, l’épicier avait sous-traité l’opération. Adieu belle Ikaria.
Une autre coast-guard à la queue de cheval réglementaire, attend le capitaine dans son bureau encombré de dossiers poussiéreux. Point positif, la vue sur la baie et le port de Mesta est belle. Troll avait choisi Mesta au sud ouest de l’ile de Chios. Vous avez dit port ? Oui oui, de splendides quais en béton dignes de Rotterdam (là, l’auteur exagère un peu) avec pare-battage amortisseurs, pour accueillir des cargos musclés, tout est neuf. Et queue de cheval de reprendre devant mon air interloqué et interrogateur : « A quoi sert ce port désert ? A rien ! Il est conçu pour d’énormes navires qui ne viendront jamais, il n’y a rien ici, aucune structure industrielle, rien ! Les pêcheurs et les plaisanciers qui eux ont besoin de s’amarrer ne le peuvent pas car tout est beaucoup trop gros. Vous comprenez, la spécialité grecque c’est de construire des choses parfaitement inutiles en faisant en sorte que ça coûte très très cher. Bien entendu tout a été payé par l’Europe (sic) » De toute manière les journaux sont remplis de cette déficience grecque mais si les Grecs eux-mêmes commencent à s’en rendre compte alors tout espoir n’est peut-être pas perdu.

 Un port inutile...


 ...et inadapté
Que ces observations économico-politiques ne nous empêchent pas de flâner dans les villages de Pyrghi et de Mesta du Mastichoria.
Les térébynthes lentisques, petits arbres chétifs et torturés à force d’incisions millénaires laissant pleurer une gomme transparente qui finira en composant de la peinture de votre salon ou ingrédient de votre dentifrice. Les larmes se mêlent au pied des arbres à la poussière ocre. Tout l’hiver sera nécessaire aux femmes des villages pour séparer le « grain de l’ivraie ». Une curieuse méthode qui fonctionne depuis des siècles, alors pourquoi donc changer. A Pyrghi, pendant que les femmes trient, les hommes enduisent les maisons d’enduit gris foncé, à peine sec recouvert d’un enduit blanc puis, munis de gabarits en forme de losange, carré, rectangle, ou circulaires, grattent la dernière couche, et donnent naissance à une décoration géométrique mondriano-vasaleresque, la xysta.

 La xysta

Sur la place principale de Mesta, village au pittoresque cachet des temps médiévaux, village musée, nous retrouvons avec plaisir le délicieux bistro O Messaionas où le second fêtait son anniversaire il y a deux ans.
Abandonnant les villages à leur mastic, Troll poursuit sa quête du nord en pointant son étrave vers Psara une autre île de légendes, une île du bout du monde, une île au passé tragique. Pendant la guerre d’indépendance, au début des années 1820, l’île avait réussi à construire et rassembler une puissante flotte, la troisième derrière celles d’Hydra et de Spetsai, dont la spécialité était de lancer des bateaux Kamikazes contre la flotte ottomane. Les Ottomans, exaspérés, débarquèrent sur l’île un genre de commando de marines au cœur tendre. Résultat : 30'000 morts, 300 survivants ! Aujourd’hui avec ses 500 bergers et pêcheurs Psara somnole. La Psara florissante, ses armateurs et ses chantiers navals est un peu difficile  à imaginer. Mais ainsi naissent les légendes. « Je suis de haute noblesse et mon grand-père était un héros ».

 Psara



La route qui enserre Psara la désolée ondule sous les roues de notre limousine, sorte de triporteur brinqueballant, à la benne chargée non pas de sacs de ciment mais de quatre intrépides explorateurs qui comptent et re-comptent leurs vertèbres à chaque nid de poule. A chaque halte bienfaitrice, le chauffeur-livreur qui parle couramment le grec nous abreuve d’explications sibyllines, Pourtant, quand on pratique les prix de la côte d’azur, on devrait apprendre le français. De belles plages désertes, des collines dénudées entrecoupées de vallées aux maigres cultures, un monastère hanté par des chats noirs galeux, métamorphose de moines disparus, des éoliennes bruxelloises en bien piteux état. Psara, une île oubliée.

 Pour un tel taxi réserver longtemps à l'avance!




Si Psara est l’oreille gauche de Chios, Iounissa en est l’oreille droite, autre histoire d’armateur mais celle-ci contemporaine et florissante. La famille Lemos, originaire d’Iounissa est à la tête de la plus grosse flotte de marine marchande de Grèce. A côté, Les Niarchos et autre Onassis font, parait-il, figure d’économiquement faible. Le petit musée maritime, une merveille du genre, retrace l’épopée familiale et abrite une collection de maquettes de navire fin 18ème début 19ème réalisées en ivoire par les marins français faits prisonniers par les sujets de la perfide Albion lors des nombreux combats navals contre l’ogre corse et qui croupissaient dans leurs geôles-pontons du côté de Southampton. Le cimetière, autre réalisation insolite est à la mesure de la gloire familiale : imposants caveaux de famille en marbre blanc, alignés le long d’allées tapissées de gravier tout aussi blanc, des pins parasols, plus bas une mer turquoise. La version luxe de la chanson de Brassens « La Supplique ».

 Iounissa



...pauvres cendres de conséquences...
Mi-mai, pas d’alignement des yachts de luxe des armateurs. Le quai estival bien équipé a fait place à une zone sinistrée : bornes électriques comme détruites à coup de masse, tuyauteries déconnectées… « Que s’est il passé ? » demande le capitaine à la queue de cheval-coast guard de service. « C’est toujours comme ça. En hiver c’est détruit et avant l’été on reconstruit… ». Chez nous aussi, on démolit tout pendant l’hiver, on casse les vitrines, arrache les rails de tram et en été on reconstruit. Non, je ne l’ai pas dit, mais ça m’a démangé !

 Troll a cinq ans!
Quand on lit que Plomarion sur l’île de Lesbos est la capitale mondiale de l’Ouzo, que le meilleur Ouzo, le BARBAGIANNH est fabriqué à Plomarion, et qu’en prime leur distillerie se visite, alors que fait-on ? Evident ! Troll met le cap sur l’île de Lesbos, cap sur Plomarion !

 Ploumarion, l'heure de la politique et de l'ouzo

Ploumarion, le charme sauvegardé

Le coeur de Ploumarion: la distillerie BARBAGIANNH

De loin, la ville, étagée le long de vertes collines, apparaît coquette, façades blanches, toits à quatre pans ottomans rougis de tuiles. Passé le musoir d’entrée, c’est la désillusion, la ville semble sinistrée. La marina municipale, il y a deux ans bien équipée, remplie de bateaux de plaisance est aujourd’hui envahie de bateaux en fin de course, mélangés à des barques de pêche minuscules, bornes électrique détruites, tuyauterie arrachées. Ce n’est pas la ville, c’est la Grèce qui est sinistrée.
Le célèbre ouzo, aussitôt dégusté sous un platane au cœur d’une place pavée garnie de chaises paillées qui ne savent plus très bien, depuis tant de temps, à quel bistro elles appartiennent, le navigateur reprend la mer. Cap sur la marina toute neuve de Mytilène, inaugurée il y a deux ans. Le capitaine, toujours prévoyant, téléphone à la dite marina pour réserver une place et bien lui en prit : TROLL poussant son museau entre les jetées découvrit une marina… vide. 250 places disponibles, 6 bateaux de passage amarrés!!! En deux ans, une partie de la marina s’est ensablée, personne ne drague, tous les locaux des futurs magasins sont vides, pas de travel-lift pour caréner. Mais rassurez-vous ça va changer. La belle marina change de mains : la société turque SETUR vient de la racheter. L’empire ottoman est de retour. La marina va sous peu pouvoir fonctionner.

 La marina déserte de Mytilene
L’accueil est un accueil coast-guardien musclé plein de nouveauté. La queue de cheval n’est pas brune mais rousse, ce qui laisse présager des formalités originales. Elles le furent. Formulaire médical où le capitaine doit attester sur son honneur n’avoir pas de rats à bord, de cas récents de peste, de choléra, de diphtérie, de fièvre jaune… qu’aucun décès n’est survenu à bord depuis la dernière escale etc. Le capitaine s’étant montré particulièrement désagréable et misogyne, un officier de blanc vêtu et galonné d’or, fut dépêché  vers Troll pour effectuer trois jours plus tard les formalités de départ du port. La proximité de la Turquie  et la multiplicité des immigrations clandestines rendent les autorités tatillonnes et nerveuses. Heureusement, la souriante gréco-belge des bureaux de la marina compense le climat rébarbatif des officiels.
A Oinnoussa les amarres de Troll avaient été reçues par un couple catalan bourlingueur, à Ploumarion le même couple nous amarrait au quai, ce soir Carmen et Pepe sont à bord de Troll sirotant leur ouzo. Une nouvelle sympathique rencontre.

 Skala Sykaminias


 Deux autres vieux copains

 Brocante nautique à Lesbos
Lesbos, montagneuse et verdoyante, l’ île d'émeraude, couverte de onze millions d'oliviers, d’ arbres fruitiers, de forêts de pins méditerranéens, de châtaigniers et de chênes défile tout au long d’une route quasi alpine, parfois empierrée, souvent goudronnée. Route jalonnée par Skala Sikaminia, adorable port de pêche miniature, Mithymna coiffée de son imposant kastro byzantin, rénovée et point de rencontre d’artistes et d’écrivains, Kaloni le centre de la pêche à la sardine, Agiassos accroché à la montagne, Thermis qui n’arrive pas à distinguer quai d’amarrage et tables des bistrots.
Troll s’impatiente et veut faire du nord, au revoir les Papadopoulos, cap sur les Mehmet, cap sur Ayvalik et sa marina Setur, au bout du chenal au fond du « lagon ».
Il pleut, pleut et repleut sur Ayvalik. Journée de bricolage où le nid installé dans la cheminée du chauffage par des moineaux de Leros culottés est  supprimé, vide, sans oisillon mort de faim. Il faudra songer à boucher toutes sorties avec des chiffons lors de l’hivernage prochain. Puis se fut le tour de dorades aux vis corrodées et des essuies glaces-essuies rien.
« Pourriez vous nous indiquer un atelier de mécanique capable d’extraire ces vis de cette dorade ? » L’interlocuteur mono glotte reste silencieux. Intervient alors un homme qui, dans un anglais impeccable propose son aide. Yavuz désigne son bateau encore sur son ber. Et le capitaine reconnaît immédiatement « Twins » le fils de Troll, admiré il y a deux ans au mouillage d’ Ali bey. « Suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose » lance le Captain qui à son tour désigne Troll. « Ah oui, il y a deux ans… » se rappelle Yavuz.
Yavuz vient d’entrer en scène.
Notre nouvel ange gardien trouve un atelier pour les dorades, un réparateur d’essuie-glaces en dehors de la ville, convie l’équipage à la soirée d’inauguration du nouveau restaurant de la marina : un accueil chaleureux à la saveur ottomane.
Une météo plus clémente et c’est un départ vers Pergame, un comptoir commercial créé par Alexandre. Depuis l’immense théâtre, la  vue plonge sur la ville qui perpétue le commerce antique et sur  la plaine ondulante et cultivée. La ville flamboyante, rivale d’Alexandrie, abritait une des plus belles bibliothèques de l’antiquité. Le parchemin (le mot « parchemin » vient de Pergame) avait remplacé le papyrus égyptien sous embargo (déjà !!!). Lorsqu’   Antoine prit la ville, il offrit  le contenu de la bibliothèque à sa chérie Cléopâtre qui ne se consolait pas de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Aujourd’hui il ne reste pas grand-chose de cette fabuleuse bibliothèque. Quelques soubassements, quelques marches. Mais depuis, au début du 20ème siècle,  les archéologues allemands ont sévis et pour visiter Pergame, rien ne vaut le Pergamon Museum de Berlin. 

 Vertigineux théatre

 Dans la boutique de Tokyo les vendeurs avaient dit:
"Pour visiter Pergame tout le monde porte ça!"
Troll ressort du lagon et vient se mouiller au creux de l’île Ali Bey. Les plages sont jonchées de détritus en plastique multicolores. Foie gras et vin de Samos, côtes d’agneau accompagnées de pommes risolées à la graisse de canard : on oublie les misères de la planète polluée.
C’est la pentecôte et Troll continue sa quête du nord. Au programme, l’ile de Boczaada. 50 milles à courir. Incursion dans le port de Babakale sous le cap Baba. Nouvelles digues, un bon abri en cas de Meltem ombrageux.. Une belle promenade sur une mer lisse ou presque.
Sherif Ali, un ami de Yavuz, prévenu de notre arrivée, nous prend les amarres.
Troll fête ce soir ses 10'000 milles depuis son départ batave de Katwijk en 2007 et une soirée restaurant est programmée qui s’avérera un désastre : calamars à moitié avariés poursuivis par un nuage de mouches qui prennent nos céphalopodes pour cibles. Nuit gastro-agitée à laquelle les quatre marins survécurent.
Autre désillusion, le prix de l’amarrage s’avère exorbitant. Le captain fait appel à Sherif Ali et, « O miracolo », la facture tombe d’un facteur deux avec excuses en prime pour l’erreur.
En route vers Çannakale. Troll double Kowekara, sous voile, silencieux, Marie-Jo penchée sur son I-pad qui fait zim-zim- boum-boum à chaque point gagnant. Evrard aurait apprécié.

 Kowekara embouque les Dardanelles
 A la queue le leu
 29 navires sur l'écran...
Troll musarde à la recherche de contre-courants pour éviter le flot volgo-danubien qui, de mer Noire en Bosphore se rue vers l’Egée. Mais, direz-vous, que devient toute cette eau supplémentaire descendant des Alpes et de l’Oural, qui vient s’additionner au flot qui, par Gibraltar arrive de l’Atlantique en faisant frétiller les eaux devant Tarifa ? Les eaux en perpétuelle ascension auraient dues, depuis des lustres, avoir englouti dans un néo-déluge Marseille, Gènes et Barcelone. Et bien, non, les eaux s’évaporent tout simplement !
Cargos, porte containers et pétroliers se croisent en deux longues files indiennes.
A Çannakale Troll apprécie la toute simple Marina 1950 où l’on peut presque sauter à pieds-joints du cockpit dans le bureau de la capitainerie.
L’équipage déambule dans le vieux Çannakale aux réminiscences ottomanes, Terrasses bondées, çai aux verres tulipés à perte de vue. Au bout d’un ponton le « pas peu fier » mouilleur de mines Nusret, celui là même qui, en 1915, mit en déroute la flotte alliée franco-britannique. Un jeune élève matelot nous fait visiter. Une reconstitution animée retrace les évènements.
En route vers Troie, lieu d’une autre bataille qui, si l’on croit ce farceur d’Homère, dura dix ans. Le Capitain pense à Achille, ses douleurs à la cheville le reprennent. La plaine qui alors faisait la richesse de Priam continue de produire, céréales, coton et agrumes, plaine parsemée de villages de pierres sèches. Les femmes, portant pantalons bouffants fleuris, progressent en lignes dans les champs de coton. Assos la touristique, Babakale la laborieuse, ponctuent note route.

 Ulysse est à gauche...


 Troie: la rampe d'accès principale

 "C'est simple: suivez le chapeau bleu devant vous!"

 Assos
Troll continue à jouer à « Mais où sont donc les contre-courants » et finit par sortir des Dardanelles et voguer sur la mer de Marmara.
A Karabiga, c’est la Turquie profonde. La pêche, rien que la pêche : le port est bourré de barques, l’extérieur est libre mais sur le quai s’alignent des tas de filets jaunes orange, bleus. Soudain des bras s’agitent, et nous indiquent une place le long du quai, la place d’un bateau en pêche qui ne revient pas avant trois jours nous dit Hassan le plongeur-pécheur de moules. Quelques instants plus tard, le Captain, le Midship, Hassan et son frère sont attablés au bistrot du port et sirotent un çai, au milieu de  tables occupées par des moustachus, casquettes vissées sur la tête depuis 1923. On parle pêche, organisation de la municipalité, on commande de prometteuses crevettes-gambas qui seront péchées pendant la nuit.

 Troll discute pêche au gros...
... pendant qu'Hasan va pêcher les moules
Le soleil à peine couché, notre voisin, un ferry chargé de camions, appareille en direction de Sarkoy sur la rive européenne, un raccourci routier de près de 400 km. Vers une heure du matin il sera de retour déchargeant son nouveau lot de camions. A cinq heures, c’est le tour du muezzin de faire son ramdam.
Les mouillages forains sont rares dans la région, aussi Pasa Limani est accueilli avec plaisir. Deux voiliers british sont déjà à l’ancre, posés sur une eau lisse. Iles aux formes douces, quelques vignes, un village dispersé, éclaté et d’apparence désert, deux mosquées pour assurer la version stéréo du chant cinq fois quotidien.
Le quai est vert de platanes rafraichissants, bordé de kiosques à çai où s’attablent les joueurs de tavla, jetant les dés, faisant sonner les pions, concentrés sur leur stratégie. Dans le port, nage le pélican à bec jaune qui, il  y a cinq ans, jouait avec son copain, le chien de même couleur. Le Captain prend un çai avec un nostalgique de son Allemagne natale rentré au pays des ancêtres. L’équipage s’immerge dans la vie locale : un restaurant au döner kebab dont on ne sait pas trop si la viande tourne ou a tourné. Eternel dilemme. Le tout arrosé d’eau, entouré de foulards et de casquettes kémaliens. Pour le lecteur qui aurait encore quelques doutes, nous sommes à Erdek.

A Erdek





Le copain chien jaune n'est plus...


Asmali, sur l’île de Marmara, un autre village du bout du monde, décalé, où les pendules ont dû s’arrêter au milieu du vingtième siècle, où la courtoisie, le sens de l’hospitalité et la gentillesse s’accordent au rythme lent du temps qui passe.
Mélange de maisons récentes colorées de rose et de jaune et de yali boisées, décrépies proches de leur dernier soupir. Quelques bateaux de pêche, les plus petits rentrent  aux premières lueurs de l’aube, les gros sont immobilisés par une législation pro-alvin jusqu`à début octobre.  Du haut du minaret, cinq fois réitéré, le chant du muezzin se répand sur le hameau, glisse sur les eaux du port, hérisse les amateurs de cloches. Un sentier s’entremêle aux oliviers, noués de rhumatismes, qui laissent entrevoir parcimonieusement  le turquoise marmarien tandis que les cistes, arums, figuiers et origan flattent les cellules olfactives. Le mot magique avait été prononcé : « Gözeleme ». La table avait retrouvé la nappe de la grand-mère, quatre couverts en place, quatre clients, quatre hôtes de marque, un évènement pour ce kafeieon d’un autre âge. Les Gözleme-crèpes garnies d’épinard et de persil plat accompagnent un muezzin- cette fois garde champêtre- qui annonce le décès du postier.

 Marmara

 Port de Marmara
Marmara, l’île du marbre blanc veiné de gris bleuté. L’ancienne Proconnèse prospéra à l’époque hellénistique, puis à l’époque romaine, grâce à l’exportation de ce marbre que l’on retrouve dans toute l’Europe de l’Ouest, et au Proche-Orient. Même le fameux tombeau du roi Mausole (mausolée), à Halicarnasse, aujourd’hui Bodrum, était recouvert de marbre de Proconnèse. Certaines églises du Tessin en sont recouvertes, et bientôt les historiens pourront rajouter certaines salles de bains de Saint-Luc. Mais la capitale de l’île, Maramara Limani, port où Troll converse avec son copain Kowekara, a une insolite particularité : son maire est francophone pour avoir, il y a plus de 40 ans passé une année à la faculté de droit de la Sorbonne. Bientôt, les deux Alain, Gérard et le maire sirotent leur çai sur le quai, les trois premiers  écoutant le magistrat expliquer les tendances politiques nationales et locales, les projets pour sa commune, en particulier la future marina dont les travaux débuteront en octobre, l’opposition intéressée de pêcheurs, l’exploitation des carrières  de marbre et de dolomite… Un coup de téléphone et un minibus municipal est affrété pour le lendemain matin avec chauffeur et garde du corps « mon lieutenant ». En route pour une visite de l’île : carrières abandonnées aux blocs erratiques, usine très moderne où les blocs se transforment en dalles, carrelages et autres piliers. Une firme dirigée par un jeune ingénieur des mines de l’université d’Istanbul maniant un anglais impeccable, quatrième génération de marbriers, dont l’ancêtre maniait masse et pic. Au fond de la pièce, le grand-père, discret, veille au grain. Au port voisin de Saylar, les cargos en stand-by attendent leur tour pour embarquer les précieuses plaques de marbres qui iront décorer le hammam d’un émir du golfe. Le long des quais s’alignent de nombreuses sculptures contemporaines, fruits du travail d’artistes du monde entier, à qui la société marbrière confie un bloc pour laisser, comme au temps de la renaissance, s’exprimer les masses et massettes, les pointes, les ciseaux plats, les râpes ou les gradines à grains d'orge.
Tandis que les épouses s’affairent « en cuisine » autour de boulgour, ratatouille et autre labné au miel, les capitaines discutent, discutent et rediscutent… machisme ? Mais non nous sommes presque au Moyen-Orient !



Des milliers de salles de bain en gestation



 A Saylar même les digues sont en marbre

 Amateur d'art

En route vers les îles des Princes, Troll, ou plutôt son capitaine commet une faute de navigation qui ne plait pas du tout, mais pas du tout à la gente coastguardesque, aux Sehil Guvenlik locaux. Troll passe à 2.2 milles de l’île de Imraldi et non à 3 Miles comme prescrit. Le canot rapide nous donne l’ordre de mettre en panne. Deux uniformes sont bientôt à bord. Le galonné parle anglais. Ordre de sortir de la zone interdite. Contrôle d’identité et des papiers du bateau, changement de cap, contrôle de nos dire, par radio et ordinateur à terre. Ici tout est informatisé, il vaut mieux ne pas essayer de raconter des fables. Tout est Ok. Nos visiteurs s’en vont, l’officier se retourne et en levant l’index précise avec un grand sourire « 3 milles ! ». Une minute plus tard le bateau-fusée revient. De nouveau à couple. Zut un nouveau problème. Mais non, l’officier avait oublié ses Ray-ban. Un truc fatal pour le dragage des filles le samedi suivant. Non, nous n’avions pas l’intention de faire évader un dangereux terroriste du pénitencier de Imraldi Adasi.
Halte d’un soir à Katirli, grand port presque vide. Troll le long du quai attire les promeneurs qui s’approchent souriant en lançant des « Holzgediniz », « bienvenue ». Au loin les Iles des Princes, notre but du lendemain s’éteignent, douces collines, dans le couchant.

 Îles des Princes
Les Îles des Princes, un archipel de neuf îles au sud-est d'Istanbul. Pendant la période byzantine, on y exilait dans des monastères les membres de la famille impériale et les aristocrates disgraciés - pratique poursuivie par les Ottomans.
Au XIXe siècle, elles servent de lieu de villégiature aux riches familles d'Istanbul - on y trouve toujours aujourd'hui des villas de style victorien, notamment sur Büyükada, la "grande île" ainsi que des yalis retapés par des bobos stambouliotes. Aujourd’hui encore, de nombreux Stambouliotes de souche et nantis y ont une maison, voire un yali,  pour passer l'été, de façon plus fraîche ! Ces îles, souvent désertes l’hiver, se repeuplent dès le retour des beaux jours. Chacune des îles a une communauté prépondérante : arménienne, grecque, musulmane ou juive. Et ces maisons sont l’occasion de rassembler la diaspora une fois l’an. « Je suis vraiment ravie de faire connaissance du petit Ismael qui nous arrive d’Australie… »

Yali


Parking fleurant bon le crotin

 "Fouette cocher!"
Les îles sont de plus une destination populaire pour fuir la frénésie d’Istanbul ne serait-ce qu’une journée. Une heure de « vapur »  pour trouver le calme oublié des villes sans véhicule motorisé est seulement troublé par le bruit des sabots des chevaux tirant des phaétons colorés et les cris des cochers, tandis que l’odorat mélange senteurs de pinèdes et de crotin. Des quatre principales îles de l'archipel (Büyükada, Heybeliada, Burgazada et Kınalıada), Troll choisit Heybeliada qui présente la particularité d’offrir sur sa côte sud un joli mouillage boisé de pins, Çam Limani, bien protégé des vents dominants. Sitôt l’ancre bien plantée dans le sable princier, le Captain, comme convenu à Ayvalik, appelle Yavuz, qui immédiatement organise la soirée du lendemain comprenant un dîner sur l’île voisine de Burgazada. Mais, le lendemain c’est samedi, et au fil de la journée Çam limani se remplit de bateaux et se transforme en parking flottant. Pas question de laisser le bateau seul au milieu de ce meli-melo. Changement de programme donc. Yavuz et Esen arrivent en ferry, puis une calèche et enfin en annexe, à bord de Troll qui a décidé de se joindre au dîner, ou presque, sur l’île voisine,  amarré à une bouée du restaurant. Oui mais voilà, la distance entre les bouées du Bocuse local est plutôt prévue pour des bateaux ski-nautique ou des Surprise que pour les 30 tonnes de Troll. A peine amarré, celui-ci commence à vouloir flirter avec un joli voilier bleu marine qui bien vite le trouve un peu trop entreprenant. Troll, vexé, largue sa bouée et repart vers Çam limani, le mouillage bondé mais sûr. En se faufilant, et jouant des fesses, un nouveau mouillage est trouvé. Le restaurant est décommandé. Le dîner sera Trollien : de superbes gambas de Karabiga « à la Monique ». Quand au restaurant que rêvaient de nous faire connaître Yavuz et Esen, nous le découvrirons avec nos hôtes ottomans en ferry-calèche quelques jours plus tard, Troll bien amarré à la marina Kalamis. La soirée fut féérique, les plats divins semblaient sortir des cuisines du palais Topkapi, légumes parfumés, poissons épicés au cœur d’une pinède surplombant les eaux transparentes pendant que le soleil nous tirait sa révérence.
Cap sur Istanbul, cap sur Constantinople, à nous Byzance !
Après de nombreuses hésitations notre choix s’était porté sur la marina Kalamis, située sur la rive asiatique d’Istanbul, très bien placée pour visiter la ville : un quart d’heure de taxi suivi de 20 minutes de Vapur et l’on plonge dans le cœur de Constantinople. Sur la passerelle supérieure ombragée du vapur, bien calés sur des banc de bois lustrés par des millions de fessiers, en sirotant un çai servi dans un verre tulipé, la traversée de Kadikoy à la place Eminonü est un émerveillement permanent : la Mosquée Bleue, Sainte Sophie et le palais Topkapi défilent sur notre bâbord. A tribord s’offrent la tour de Galata, le palais Dolmabahçe qui trempe ses pieds dans le Bosphore. Le tout au milieu d’un enchevêtrement de ferries, de vapurs, de cargos et de pétroliers embouquant le Bosphore, de « water-Taxi », de catamarans express. Istanbul une ruche, une fourmilière ou 15 millions d’insectes se croisent, se recroisent, plongent dans des passages souterrains, enjambent les avenues par des passerelles, sautent dans un des multiples taxis qui saupoudrent la ville de jaune, se déversent des multiples vapurs, va et vient incessant entre côte asiatique et européenne, affrontent les gigantesques embouteillages en sautant, motorisés, suspendus au dessus du Bosphore sur des ponts arachnéens.

 La mosquée bleue et Sainte-Sophie

 Palais Topkapi

 Le pont de Galata, l'entrée de la corne d'or

 "Rappelez-vous, vous avez deux heures pour visiter la ville!"

 Il faut s'appeler Pei pour oser!
De la chute de Rome à la prise de la ville de Constantinople par les Ottomans l’empire byzantin dura mille ans. Quand Mehmet II, dit le conquérant, prit la ville en 1453, il trouva que le palais du Basileus faisait un peu pavillon de banlieue et se lança dans la construction d’une demeure digne de sa grandeur sultanesque, bien vite nommée Palais Topkapi, « la porte des canons ». 70 hectares, cinq km de remparts, nombreux bâtiments disposés autour de quatre cours principales, salles officielles dont le Divan qui n’a rien à voir avec une salle de repos mais abrite le conseil des ministres, bibliothèques, appartements privés, harem pour caser les femmes, les favorites et les servantes encadrées par une armée d’eunuques plus noirs que l’ébène sous l’œil suspicieux et autoritaire de la « reine mère », celle que  le vénéré Sultan appelle Môman, des cuisines capables de servir 5000 repas. Inutile de préciser que le chef cuisinier n’avait pas intérêt à servir un plat raté à sa Divine Majesté. Certains de ces despotes avaient l’habitude de faire placer en bout de piques, sur les remparts surplombant la porte principale, quelques têtes fraîchement coupées qui avaient déplu : « C’est qui le chef ici ? Hein ? ». Le tout, dominant la Corne d'Or, le Bosphore et la mer de Marmara.

 Topkapi

 Les cuisines

 "Aicha, ce soir le sultan te rendra visite. Soit la plus belle!"

 Le grand Vizir vient d'arriver, la séance peut commencer
Et puis, un jour une favorite plus aimée que les autres dit à son sérénissime amour  « Dis Chéri, tu ne trouves pas que le palais est très humide et sent un peu le moisi » « Mais si ma biquette, on va trouver autre chose et déménager ». Et c’est ainsi qu’en1853, le sultan Abdülmecid Ier décida de déplacer sa cour vers le palais de Dolmabahçe, premier palais de style européen de la ville, équipé d’un chauffage central pour faire plaisir à la biquette. Et Ataturk arriva sur son beau destrier. Le palais Topkapi devint musée et le petit peuple planétaire, débarqué de l’aéroport ou d’un des HLM flottants tout blanc, quelquefois habilement pilotés par un intrépide commandant italien, en d’interminables queues, ne  se lasse pas d’admirer les gros cailloux, diamants, émeraudes et rubis que se plaisaient à accumuler les sultans qui avaient l’esprit collectionneur.

 Le palais Dolmabahçe

 Il n'y a pas d'age pour s'intéresser à l'histoire
Une petite réflexion politico-historique, venue à l’esprit en parcourant les allées des jardins du palais Topkapi où cheminait jadis Soliman 1er : au début du 16ème  siècle régnait en l’Europe une sacrée brochette de personnalités visionnaires:
en  Turquie, Soliman  le magnifique (1494 - 1566),
en France, François 1er (1494 – 1547),
en Angleterre, Henry VIII  (1491 –1547),
et sur le Saint Empire romain germanique, Charles-Quint (1500 – 1558),
des personnalités contemporaines, assez éloignées des seconds couteaux qui « règnent » aujourd’hui sur l’Europe.
Cent cinquante ans après la pose de la première pierre de Topkapi, Ahmet 1er convoqua son architecte préféré et lui dit. « Je veux un bâtiment qui impressionne, avec 6 minarets, pas 7 comme à la Mecque, sinon Mahomet, jaloux, va me maudire. Autre détail, je tiens à me rendre à cheval dans ma loge à l’étage »
« Grand commandeur des croyants, tout sera fait selon ton désir ».
En six ans seulement l’édifice fut terminé car son altesse sérénissime avait dit également: « Sainte Sophie fut construite en 5 ans il y a mille ans, tu te dois de faire mieux ! »
Ainsi fut fait, ou presque, et cette merveille architecturale, couverte de faïences bleues d’Iznik accueille aujourd’hui dans une atmosphère feutrée et recueillie, sur des moquettes moelleuses piquetées de tulipes et d’œillets, les hordes polyglottes  épuisées échappées du Topkapi.

Sainte-Sophie , si vous prononcez ce mot magique pratiquement tout le monde occidental répondra Istanbul. Si un seul monument de la ville est connu alors, ce sera celui-là. « Sainte Sagesse », Ayasofya. En 527 Justinien accède au pouvoir, devient empereur. Grand sens de l’État et de l’idée impériale, forte capacité de travail, une relative simplicité de mœurs assez rare pour l’époque : il est végétarien et ne boit pas de vin, et possède une grande culture et de grandes  qualités intellectuelles, très simple, très proche du peuple, Justinien sera  un grand empereur. Conquérant, législateur et bâtisseur, il offre à sa femme Théodora, l’ancienne courtisane, une modeste chapelle afin qu’elle puisse se repentir de sa vie passée un petit peu olé-olé. Une chapelle qui nécessitera deux architectes, Anthémius de Tralles et Isidore de Milet, pas vraiment des étudiants de première année, cent maîtres maçons et dix mille ouvriers.
Elle sera achevée en cinq ans et tient debout depuis 1500 ans malgré les incessantes sautes d’humeur de la faille anatolienne : tremblements de terre en 553 ,557, 558, 740, 869, 989 etc. un construction faites d’arcs boutants massifs, impressionnant. Seules les voutes avaient la mauvaise idée de descendre au niveau du sol mais aussitôt reconstruites. Massive à l’extérieur mais majestueuses à l’intérieur.

 Sainte-Sophie

Les queues de visiteurs, bigarrées, véritable présentation de mode du foklore planétaire, se dispersent dans l’immensité du bâtiment sous les regards protecteurs de Justinien et Théodora. Dans un coin de la galerie supérieure, une pierre tombale marquée « Dandolo » sans date, ce doge de Venise, aveugle et presque centenaire, qui marchanda à la fin du 13ème  siècle,  avec les croisés, le sac de Byzance, la rivale honnie, contre un transport de troupe vers les lieux Saints. Les croisés s’en donnèrent à cœur joie en pillant la ville et violant les nonnes sorties des couvents, tout ça au nom de la vraie croix bien entendu.
Mille ans après sa construction, ce n’est pas Sainte Sophie qui s’écroula mais l’empire Byzantin. Mehmet II pris la ville. Il avait 21 ans ! C’était en 1453 et Constantinople devint ottomane, musulmane et Istanbul. Sainte Sophie devint mosquée, jusqu’à ce qu’Ataturk décida de la transformer en musée.

Le palais de Dolmabahçe
Comme nous l’avons vu plus haut le Palais Topkapi commençait à sentir sérieusement le moisi et les rhumatismes des favorites n’étaient pas favorables aux ébats nocturnes. Donc, c’est décidé, on déménage ! Abdülmecit, premier du nom, récupère un terrain au bord du Bosphore, l’agrandit en remblayant la baie devant le futur Palais, d’où le nom de dolma, « rempli » et bahçe, « jardins ». Abdul avait pensé à le nommer « les pieds dans l’eau » mais finalement Dolmabahçe ça sonnait mieux. Il  engage les meilleurs architectes du moment, fait livrer quatre tonnes d’or en feuille en guise de papier peint, choisit le Crystal comme matériau du grand escalier, pour voir « sous les jupes des filles » comme chante Souchon. Tout le monde y va de son petit présent pour la pendaison de crémaillère : Victoria fait livrer un lustre de 4.5 tonnes en Crystal muni de 750 bougies pour orner la salle d’apparat de 2000 m2… et puisqu’il faut citer quelques chiffres : Le palais a une superficie de 45 000 m² et comporte 285 pièces, 44 salles, 6 bains (hammams) et 68 cabinets de toilette. C'est le plus grand palais en Turquie en considérant que le bâtiment monobloc occupe 15 000 m². Le dernier à y habiter, Abdülmecit II, quitta le palais en 1924, sans oublier sa fille, mère de mon copain Ibrahim (voir plus bas), poussé dehors par Mustafa Kemal Atatürk, le leader et fondateur de cette république moderne, qui utilisa le palais présidentiel comme résidence d'été avant d’y mourir en  1938.



Un conte des mille et une nuits

L’histoire commence en 1959 chez les Jésuites, à l’Ecole  Saint Louis de Gonzague, « Franklin » pour les connaisseurs. Le pas encore Captain, plus en culotes courtes, mais pas depuis très longtemps, comptait parmi ses bons copains un certain Ahmed Ibrahim. Le veinard ! Musulman, il était dispensé de messe. De surcroît il était prince. Le prince Ahmed Ibrahim. Inutile de préciser qu’à 16 ans ce genre de titre laisse parfaitement indifférent et plus tard encore d’avantage.
En revanche ce qui ne laissait pas indifférent était son cadre familial : un magnifique hôtel particulier à Neuilly donnant sur le bois de Boulogne, deux Bentley au garage, chauffeur, cuisinier, maître d’hôtel – « Madame est servie ! ». Une superbe goélette noire – « Le Cygne » - tout juste sortie des chantiers Camper & Nicholson – se balançant au quai du vieux Port de Cannes face au Suquet, à bord delaquelle il était si bon d’aller se baigner et « piqueniquer » aux îles, emmenés par un équipage stylé de  six hommes. Mais tout ce faste, toute  cette parure, n’était rien à côté de la mère de ce copain, une beauté sortie ou tombée d’une gravure ottomane, qui, à cette époque, avait à peine 36 ans et me laissait à la fin de chaque repas, où j’avais le plaisir d’être invité, sous le choc. Cette extraordinaire beauté s’alliait à un port, une distinction qui subjuguait  votre serviteur pourtant déjà presque marxiste. L’entendre dire avec son accent levantin roucoulant « Nous sommes rrrrruinés ! Nasserrrrr nous a tout prrrrris ! » Laissait deviner ce qu’avait dû être le train de vie familial au Caire à l’époque de Farouk. Au bout de la table, un vieux monsieur, silencieux, triste et renfermé, le prince Muhammed Ali Ibrahim Beyefendi, le père de mon copain, le cousin de Farouk. Mais qui était cette envoûtante princesse ? Et bien, ni plus ni moins que, la princesse Zehra Hanzade Sultan dernière fille du dernier Sultan de l’Empire Ottoman Abdul Medjid II. « Quand j’étais enfant, nous habitions au borrrrrd du Bosphorrrrre ». A Istanbul nous avons visité la villa familiale, une charmante demeure appelée Palais Dolmabahçe. Le grand salon occupe une surface de 2000 m2… évidemment l’hôtel particulier parisien faisait un peu purée.
Du fond de mes souvenirs adolescents me revient également le mariage de la sœur de mon copain, Sabiha Fazila, organisé à Eden Rock au Cap d’Antibes. A l’issue du dîner fut lancé un feu d’artifice qui fit ressembler celui de Cannes du 14 juillet à un pétard de gamins.
Je racontai cette étonnante histoire à Yavuz et Esen qui, bien que profondément républicains, amateurs et férus d’Histoire, ont une certaine fascination pour cette période ottomane. Assez étonnés, ils se lancèrent dans une quête Googelesque à la recherche de nouvelles de la famille et m’apprirent le lendemain que la sublime princesse de la sublime porte était décédée à Neuilly en 1998 et que mon copain l’avait suivi l’année dernière en novembre au Caire. Salut Ibrahim.

Mon copain Ibrahim avec ses parents et sa soeur

Le catamaran bleu s’éloigne à 40 nœuds cap sur Babakoy.
Alain et Monique nos fidèles compagnons de voyage volent sur l’eau cap sur La Rochelle.





1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour, j'espère que vous allez bien :-)
C'est Rado, le chargé de communication du site http://www.prestige-voyages.com .
Juste une petite relance à propos de la page http://bachytrollaround.blogspot.fr/
Je souhaiterais vous proposer un mis à jour pour améliorer la visibilité de nos sites respectifs.
Bien à vous
cordialement
Rado