Troll est là sur son esplanade bétonnée au milieu de ses copains d’hivernage qu’il a du mal à quitter en ce début de printemps. Il s’impatiente devant les hésitations et tergiversations des manutentionnaires du chantier qui cherchent la solution la plus économique, le travail minimal pour l’extraire de cet enchevêtrement nautique. Après quelques heures d’efforts infructueux il devient enfin évident que deux litres d’eau ne rentreront jamais dans une bouteille d’un litre. Les bateaux voisins sont enfin déplacés et Troll, libre peut lancer un « merci les copains ! ». Libre de pouvoir accueillir les sangles du portique afin d’entamer sa lente descente annuelle vers l’élément liquide. Quelques bidons d’huile et de vernis plus tard Troll ressent des fourmis dans ses ailerons et commence à regarder en coin vers la sortie du port. Et, lorsque la nuit est profonde, que le calme s’est emparé du port, assoupis sur la couchette, sort des entrailles bauxitiens un long murmure de reproche, diffus, léger « Il faut appareiller sinon je conseille l’achat d’une villa … ».
Cette fois c’est l’appareillage, grisailleux et vent debout. Cos est là devant l’étrave à 8 milles à peine. Allah ismarladik la Turquie, Kalimera la Grèce, la Grèce pour 5 mois.
A la VHF, le message de la marina de Cos est clair « Allez d’abord au port principal pour effectuer les formalités d’entrée en Grèce ». Quelques minutes plus tard, amarrés au quai de la douane, la séquence administrative se met en route souriante et sans difficulté. Police et capitainerie sont bien sûr aux deux extrémités de la ville, bien sûr la logique des formulaires n’est pas transparente, bien sûr il faudra faire 3 queues aux bureaux du fisc de l’île pour acquitter la taxe locale KAE 3535 universellement connue et pour un montant de 0.88 Euros. Ayez la monnaie disponible ! Voilà pour l’anecdote mais la suite est tout sauf anecdotique. Toutes les lectures préalablement glanées sur le WEB disaient à l’unisson « Les autorités grecques sont imprévisibles, toute recommandation est superflue car tant que « l’évènement » administratif n’est pas arrivé, personne ne peut prévoir ce qui va se passer. » Et voici ce qui arriva : le douanier de Cos décida, dans son immense largesse, de nous octroyer un droit de navigation dans les eaux grecques de un mois, au lieu des six mois habituels. Motif : un bateau battant pavillon non-européen ne peut être « skippé » par un Européen. Le fait de lui expliquer que j’avais également la nationalité suisse n’entraina que la réponse « J’ai déjà rempli une fois les documents, je ne vais pas recommencer, j’ai beaucoup de travail… ».
Et voilà tout notre programme de navigation 2009 par terre !
Quelques jours plus tard, en escale à Leros, nous rendons visite à la marina AGMAR contactée il y a quelques mois pour un hivernage éventuel. Angelos, le « big boss » de la marina, nous conseille de sortir de Grèce en direction de la Turquie et de revenir faire les formalités d’entrée, cette fois avec nos passeports suisses. C’est ainsi que Robespierre quitta les eaux grecques remplacé quelques jours plus tard par un Guillaume Tell plus vrai que nature.
En attendant l’issue de cette aventure administrativo-kafkaienne, ces 2 semaines d’incertitudes, abreuvées d’informations contradictoires, furent un festival d’élucubrations où stratégies possibles et impossibles s’entremêlaient. Les nuits furent agitées, les blessures stomacales en effervescence.
La meilleure recette anti-stress : se lever tôt et déambuler dans le port de Lipsos endormi pour aller chercher les croissants chez le boulanger qui fleure bon le froment.
En attendant qu’une solution se mette en place, la Grèce est toujours là prête à présenter ses beautés. La Grèce est un pays à part qui tire sans doute sa particularité de sa longue histoire. Le déroulement du temps semble s’être arrêté ou tout au moins se déroule à un rythme différent, ralenti par la volonté de ses habitants très attachés aux racines, très méfiants du modernisme bétonneur.
Francesca et Captain Smith avaient plongé leurs ancres il y a 35 ans et 10 ans dans le vieux port croisé au pied de la citadelle. Pas de marina alors à Cos. Aujourd’hui on retrouve avec plaisir, inchangés, le marché couvert, la place du platane où Hippocrate venait palabrer, la mosquée qui rappelle la présence de l’empire Ottoman, le musée de style mussolinien qui évoque une autre occupation, la citadelle des Francs, des chevaliers de Rhodes sur la route de Jérusalem. C’est le printemps et les fleurs sauvages mauves et jaunes ont envahi les douves et les fortifications rompant ainsi avec l’austérité habituelle du lieu. Au loin le bleu pailleté de blanc d’une écume levée par un Meltem infantile.
Elena, notre voisine de quai, dynamique Espagnole, directe, enthousiaste, blonde et élancée s’apprête à entamer un tour du monde avec son ami « Victor » un athlète turc de 1 m 80 dont l’âge avoisine les cm précités. Mais pour l’heure la préoccupation d’Elena n’est pas la circumnavigation mais les amours fructueux de Chica, sa mini-chienne Yorkshire, avec un Don Juan de la même race et citoyen de Cos. Rencontres sur le pont du bateau, sur la plage… sur la place des Platanes. Hélas, le mâle est, on s’en serait douté, Cossard.
Les couleurs pastel de Pothya, capitale de l’île de Kalymnos, rappelle qu’encore une fois les Italiens sont passés par là. Il est loin le temps ou les belles Ottomanes du Topkapi Sérail utilisaient les douces éponges de Kalymnos tandis que les guerriers du Sultan matelassaient leurs armures du précieux animal. Aujourd’hui cette pêche a pratiquement complètement disparu. Quelques éponges anémiques pendent aux devantures de quelques échoppes endormies tandis qu’un musée poussiéreux tente de faire revivre la grande aventure. Ce soir la ville s’anime car c’est le 1er mai, ici la fête des fleurs. Sur la place chants et danses folkloriques devant les autorités qui se congratulent à grand coup de serrage de mains et d’accolades, une activité pour laquelle deux popes ne sont pas en reste.
Leros c’est l’île d’Artemis. Voilà pour le coté poétique. Bien loin de la sœur d’Apollon, l’île est aussi connue par ses hôpitaux psychiatriques qui furent utilisés par les colonels pour incarcérer les opposants, artistes et intellectuels de tous bords. Lakki, une des baies les mieux abritées de Méditerranée, entourée de collines boisées de pinèdes, accueille Troll tout étonné d’y découvrir une mini-marina sympathique et bien équipée.
Une maison toute simple au milieu des treilles, des hordes de chats hauts sur pattes, deux pêcheurs attablés et une Maria pagnolesque qui règne sur son petit monde et fait visiter sa cuisine où mijotent ses spécialités qui sentent bon la Méditerranée : aubergines, courgettes, ragout de lapin. En ce milieu d’après-midi nous ferons honneur à du chou et des feuilles de vigne farcis arrosés d’un Retziné qui garantit un polissage trois triangles des fonctions digestives. Le DVD de Zorba le Grec complètera cette superbe journée et recevra du comité Troll la Palme d’Or 2009.
Les 10x4 km2 de l’île de Leros se prêtent parfaitement à la découverte en scooter. L’île est vallonnée, verte, échancrée de baies profondes qui se laissent découvrir du kastro byzantin dominant Platanos. Un personnage tout droit sorti de la trilogie de Pagnol nous déclame sa carte dans un français parfait et roucoulant. A chaque vers la salive monte à la bouche, à chaque strophe le gourmet se pâme. La Taverne du Moulin à Agia Marina vaut le détour. Après avoir succombé aux tentations du diable, un pèlerinage à l’Aghia Kioura au dessus de Partheni s’impose. Au bord de la baie : une caserne, hôpital psychiatrique, au triste temps des Colonels. Une dizaine d’émouvantes fresques réalisées par un artiste interné rappellent cette passe sombre de l’histoire grecque. Seulement à moitié pardonnés nos pas nous mènent à Agios Isodoros, petite chapelle plantée sur un rocher au bout d’une digue, chapelle carte postale.
En 1923, le rêve mussolinien prit forme ici, à Lakki, où les architectes « Arts Décos » laissèrent libre cours à leur imagination : mairie et centre fasciste, cinéma, l’Albergho… bâtiments tout en rondeur, tout en courbes, tout en colonnades, certains sont décrépis d’autres rénovés. Et l’urbanisation autour de larges boulevards, caractéristiques de « l’empire », demeure un petit peu insolite dans ce bourg endormi.
Si vous aimez les chapelles orthodoxes blanches à coupole bleue alors ne ratez pas Lipsos. Cette minuscule île de 10km2 en compte plus de 30 ! Sans doute fallait-il lutter contre les ensorcellements de la belle Calypso qui perduraient bien après le départ d’Ulysse. Avec ou sans Calypso, cette île est magique. Une magie encore rehaussée par une navigation sur une mer plate, sous un ciel sans un nuage aussi bleu que les jeans du second ou les yeux du capitaine.
Des scooters sont proposés à la location mais le loueur est désolé « Pas de problème pour avoir un scooter. Malheureusement il n’y a plus d’essence dans l’île… ». L’exploration sera donc plus sportive : les vélos sortent de leur coffre et sont dépliés et en deux jours toutes les routes de l’ile seront avalées. Les bergers montés sur leurs quads -ils avaient dû stocké de l’essence- guident leurs troupeaux de chèvres sonores. Au loin Agios Ioannis dominant le port répand son carillon vespéral qui dégouline vers les jetées. Les pêcheurs imperturbables démêlent et nettoient leurs filets. Des alignements de tomates alternent avec les plans d’épinards. La garrigue sent bon les aromates. De minuscules tavernes de deux ou trois tables se disputent les rues piétonnières du village.
Sur le port, imposant comme son Raimu de patron, trône l’auberge-restaurant la Calypso. Raimu-Michael, énorme, enveloppe de son fessier le tabouret sur lequel il est assis. Son gros nez bourgeonnant luit au dessus de son menton double ou triple - on ne sait plus – appuyé sur deux mains battoirs faisant plier la canne. Ses yeux malicieux s’animent aux souvenirs de ces années australiennes où le chauffeur de taxi engrangeait les dollars, la future tirelire-calypso ou encore lorsqu’il explique doctement la meilleure façon de récupérer des petits cochons en cavale.
Nicolas, le fils de la maison, vente les mérites de la cuisine de la mama. Ce fut un superbe dîner en compagnie de Michel, Denis, Marie-Pierre et Muriel de Galante Lady. Fantastique coïncidence de retrouver Michel ancien élève assidu des soirées du GICG en… 1974, souvenirs du Phoebus, de Rudevent etc . Une époque où nous étions encore jeunes et beaux… une époque où l’on naviguait encore l’écoute entre les dents.
Troll aime les mers calmes et les doux zéphyrs : le départ sera matinal, Samos au bout de l’étrave. Pithagore sera peut être sur le port pour nous prendre les amarres. Oui, il est bien là au milieu de la digue, mais en bronze, l’index levé formant de son corps un côté du fameux triangle. La Pithagorion de la Francesca s’est ouvert au tourisme et le large quai dallé d’antan s’est rétréci d’un alignement ininterrompu de tabernas, les Senekios locaux, Saint-Tropez en 1960.
Samos a deux vedettes : Pithagore et Polycrate. Pithagore et son théorème de l’hypoténuse a bercé notre enfance studieuse. Mais saviez-vous qu’il est aussi l’inventeur de la table de multiplication ? Quant à Polycrate, le tyran de Samos qui fit prospérer et rayonner son île il resta célèbre pour la chance insolente qui le poursuivit toute sa vie … ou presque. Comme le raconte Hérodote, la grande piplette de l’antiquité, Polycrate inquiet de sa prospérité croissante jette dans la mer, pour conjurer le sort, son bijou préféré, un anneau d’or orné d’une émeraude. Deux jours plus tard Polycrate retrouvait son bijou dans le ventre d’un poisson servi à sa table. Mais la fin compensa toutes ses chances précédentes : le Satrape Oroites de Magnésie le fit prisonnier, et énervé par ce perpétuel veinard, le fit écorcher vif et crucifier.
A quelques encablures de Pithagorion, qui s’appelait alors encore Samos, Polycrate un mégalo, comme vous l’avez déjà compris, entreprit la construction d’un temple dédié à Héra et aux proportions gigantesques 108x54 m, 155 colonnes. Aujourd’hui il en manque 154 ! A côté le Parthénon fait abri de jardin. Mais cet édifice ne fut jamais complètement terminé. Depuis la ville on gagnait le sanctuaire par une avenue dallée de marbre longue de 5 km. Par cette belle journée de printemps, les vestiges émergent des herbes folles et fleurs sauvages. Une gardienne des monuments historiques, grassouillette et collante à souhait ne nous lâche pas les talons tandis que nous cherchons à décrypter le site. On peut la comprendre : avec nos cheveux gris, nous présentons l’aspect d’indiscutables taggers prêts à s’attaquer à ces précieux vestiges.
Hérodote, cette fois Guide Bleu de l’Antiquité, reste émerveillé devant la réalisation de l’ingénieur Eupalinos, un aqueduc souterrain long de 1500m creusé dans la roche alimentant la ville de Samos en eau. Une commande de Polycrate bien entendu. Un escalier étroit et pentu plonge dans l’étroit boyau, la galerie de service en quelque sorte alors que l’aqueduc proprement dit s’aperçoit en dessous au travers de grilles. Claustrophobe s’abstenir.
A Vathy, la « capitale » moderne de l’île, nous parcourons les salles du musée archéologique où s’alignent les découvertes réalisées lors des fouilles du temple d’Héra. Une gardienne du musée nous suit à la trace au cas où nous déroberions la statue d’Apollon de 5m et d’une bonne centaine de tonnes, la plus grande sculpture de la Grèce antique.
L’île est montagneuse, très verte, vignes, garrigues, vergers, cultures en terrasses abandonnées et pinèdes alternent le long de la route sinueuse qui traversent des villages montagnards endormis quasiment abandonnés. Vourlioutes quant à lui prospère grâce à ses vignobles et vergers. Une place centrale, petit décor de théâtre où « siège », à l’une des trois tabernas, autour de bouteilles de Retziné, le conseil municipal. Les citoyens défilent, présentent leurs respects aux notables remettent une enveloppe mystérieuse – déclaration fiscale – bulletin de vote ??? Un petit signe, un sourire et un autre citoyen approche.
Les murs sont blancs, les chaises et les tables sont bleu. Jusque là rien d’original. Mais la taberna « Oi Psarades » accrochée aux rochers face à la côte turque est réputée et cette réputation n’est pas usurpée. Ah ces calamars grillés et farcis au fromage !!!
Plus loin une autre petite terrasse domine la plaine d’Iréo; un petit peu plus bas le monastère de Mégalis Panagias où, comme l’indique notre livre-guide, la visite est sujette au bon vouloir du gardien qui ce jour là n’était sans doute pas d’humeur ; au loin l’aéroport où dans quelques heures atterrirons Monique et Alain nos fidèles amis-équipiers.
Troll et ses quatre membres d’équipage est prêt à partir vers l’ouest, prêt à traverser la mer Egée. Et pourtant ce matin là, Troll fait de l’est, cap sur la Turquie. Car comme nous l’avons vu, Robespierre quitte la Grèce, Guillaume Tell part en Turquie. La Turquie-confessionnal qui absout de tous les péchés même de celui d’être français.
Quelques dauphins au ventre blanc-neige s’amusent un moment dans la vague d’étrave. Au loin l’île aux oiseaux, Kushadasi, se profile et bientôt les marineros de la marina guident Troll vers sa place d’amarrage. Les services efficaces de la réception se chargent immédiatement des formalités administratives. Deux heures plus tard Troll et son équipage sont « turquisés » : transit log et passeports tamponnés « çok güzel !».
René qui a partagé nos aventures du Rallye Emyr en 2008 à bord de son Ovni « Oniro Mas » est là sur le quai avec sa femme Mille nous souhaitant la bienvenue. Une bonne surprise de retrouver la gaité de l’infatigable bâlois.
Quand on amarre son bateau à Kushadasi la visite d’Ephèse est inévitable. Mais lorsque le bateau compte 3000 passagers et que les bateaux-immeubles sont deux alors: 2x3000/40 = 150. « 150 quoi ? » me direz vous. Mais bien sûr : 150 bus en partance vers Ephèse. 12000 yeux descendant la rue des Courettes dont le sol dallé de marbre n’en finit pas de se creuser, érodé par des chaussures étonnamment cosmopolites. Alain et Monique découvrent ce site magique, la basilique Saint- Jean et le village anciennement grec de Cirinçe. Gérard et Catherine re-découvrent avec plaisir.
C’est jour de marché à Kushadasi. Il s’étire à flanc de colline sur des centaines de mètres. A l’ombre de parasols colorés s’aligne une profusion de légumes et de fruits présentés par des paysans aux mains terreuses et leurs femmes aux pantalons fleuris et aux foulards bordés de dentelles crochetées. Aubergines, artichauts, tomates, pommes de terre, courgettes, concombres, oignons, fromages, œufs et crêpes à börek s’entassent dans le sac à dos de sherpa-Alain tandis que les trois autres se contentent de porter leur compassion : « Tu es sûr que ça n’est pas trop lourd ? ».
« Allah ismar ladik la Turquie ! » « Güle güle » répond le muezzin. Troll glisse sur un eau lisse. Les cannes à pêche sont déployées. Les recettes de dorades en papillote ou de loup au fenouil alimentent les conversations. Rien, absolument rien ne veut mordre à part quelques sacs en plastique. Mais comme le disait le grand timonier Mao dans sa grande sagesse « Celui qui retire l’emballage de son hameçon augmente considérablement sa chance de prendre un poisson ! » J’ai honte !
Au loin l’île de Patmos dominée par le village blanc de Chora lui-même coiffé du monastère de Saint-Jean. Le port, le quai, rien n’a changé depuis 10 ans. Jusqu’au loueur de scooters tout est en place. Mais ce n’est pas le moment de rêvasser au temps qui passe et à la pérennité des sites. Patmos c’est la minute de vérité hellenico- administrative. Le capitaine, plus Suisse que Pestalozzi, un tube de Toblerone sortant de la poche de son short, des taches fraîches de fondue sur son polo Alinghi, part sur son vélo accomplir les formalités d’entrée chez les Hellènes avec 6 mois de navigation à la clé au pays des dieux et des héros. Le stress était inutile. Les autorités sont accueillantes et charmantes. Le programme de croisière est maintenu. Un dîner au délicieux restaurant Tiz Vaeri commémore l’évènement. Ainsi, comme disait Saint-Jean l’administration grecque ce n’est ni l’apocalypse, ni la fin des temps ni le jugement dernier.
Juchés sur nos scooters, les murs crénelés gris de la basilique Saint Jean jaillissent, à chaque virage un peu plus, comme une couronne pierreuse au dessus du village blanc. Au pied de la colline se découvre Skala qui aligne ses échoppes et tabernas le long des quais. Les bateaux de croisière, aujourd’hui trop gros pour un amarrage à quai, sont à l’ancre et une incessante noria de chaloupes déversent les pélerins-visiteurs sur les quais où des bus prennent le relais. A peine la dernière chaloupe disparue, le monastère retombe dans son silence mystique. Le trésor présente quelques manuscrits rares dont un chrisobulle où l’empereur Alexis Commène consacre la création du monastère en 1088. Bodmer n’a pas encore réussi à l’acquérir…
Vers la fin de sa vie, presque centenaire, Jean, eu des visions d’horreurs. L’ermite, au fond de sa grotte, en plein jeûne, presqu’en transes entendit Dieu lui décrire la fin des temps. Pendant chaque période de lucidité Jean dictait à son disciple Prochoros le texte qui devint « L’Apocalypse ». Au fond de la grotte, une petite niche creusée dans le rocher : l’oreiller de Saint-Jean. Un oreiller qui devait lui donner des migraines.
Ce lieu magico-mystique se prête aux apparitions aussi imprévisibles qu’inattendues. Au rythme de visiteurs attentifs un jeune couple vêtu de noir. La peau est noire, noire est la robe du pope qui fait immédiatement penser « Tiens un Copte en visite chez Saint Jean ». La femme, superbe gazelle, ferait plutôt penser à un mannequin de chez Sonia Rykiel. La corne d’Afrique en voyage ? Attaché-case, téléphone portable, voiture de location. Nos imaginations sont en ébullition jusqu’à un retentissant « Bonjour ! Comment allez- vous ? ». La corne d’Afrique se transforme en quelques phrases en Saint-Pierre Martinique où ce pope, « Père Lazare », vit une vie d’ermite. Pour l’instant, pas ermite du tout, Lazare fait visiter la Grèce à sa « soeurette » Joëlle. En fin de journée Lazare et Joëlle seront dans le cockpit de Troll. Lazare se lancera dans des considérations mystico-philosophico-orthodoxes sur le sens de la vie, le bonheur, le dépassement de soi, devant quatre mécréants rationnels qui préfèrent les faits démontrés, tangibles. Apéritif animé où tout est en rien et rien est en tout et où la verticalité de l’orthodoxie permet l’ascension vers le mieux pour après l’effort retomber inlassablement. Notre élégant pope ermite adepte du jeûne pendant ses phases de méditation, très probablement en manque alimentaire, fait une razzia sur les amandes de l’apéro : une rechute sans doute qui sera bien vite réparée par une méditation ascendante appropriée. Une rencontre insolite : l’hasard fait bien les choses…
Le père Meltem est précoce cette année. Les prévisions météo mentionnent du 6 établi, localement 7 plus à l’ouest. Troll pas masochiste pour deux sous met le cap au sud : direction Lipsos. Première baignade 2009 dans la baie sud. Eau turquoise et fraîche. Les équipières nagent. Les équipiers admirent. Un bain et une salade plus tard Troll cule vers le quai de Lipsos city. Nos voisins tribord, deux British plein d’humour « Votre bateau est magnifique and really a no-nonsense boat. » « Vous voyez ceci » dit l’un d’eux en me montrant sa grand voile ferlée sur la bôme « et bien, c’est purement décoratif ! ». Son coéquipier se brûle avec le fourneau dans sa cuisine. Sœur Monique passe des glaçons tandis que sœur Catherine passe un tube de Biafine. Père Lazare serait fier de ses disciples.
Le soir ce sera l’incontournable diner au Calypso reçus comme d’habitude par l’immense Michael-Raimu et son fils Nicolas pendant que la mama trime à la cuisine. Ce matin Michael a estourbi quelques lapins de sa ferme. Ce soir ils sentent bon le thym et le serpolet au fond de nos assiettes.
Aujourd’hui c’est jour de fête : c’est le 19 mai et Troll a deux ans et ce beau bébé joufflu nous amène à Lévitha par une houle de travers que les stabilisateurs s’empressent de gommer. Les lignes de pêche sont à l’eau. Soudain un moulinet chante, le cœur des pêcheurs accélère pour replonger bientôt au rythme du métabolisme basal en voyant remonter un superbe…sac en plastique qui finit à la poubelle dans un geste écologique très en vogue à bord de Troll.
Levitha ce n’est pas exactement Rhodes ou Cos. A mi-chemin entre une île et un gros caillou, y vit une famille de terriens et quelques pêcheurs. La baie est étroite et longue formant un exceptionnel abri de tous les vents et en particulier du Meltem. Afin d’accueillir plus de bateaux, la famille a implanté 10 bouées sur corps mort.
Accompagnés par des chèvres, quelques moutons et beaucoup de mouches nous entamons l’ascension d’un sommet du gros caillou. Les pierres roulent sous nos pas, les épineux s’obstinent à traverser jeans et chaussettes. La brume accentue encore l’isolement de cette petite île entourée d’un bleu uniforme. Plus bas la ferme. Plus bas encore, Troll, solitaire au milieu de sa cuvette.
Une partie de la ferme est aménagée en taberna que l’ont atteint après un quart d’heure de marche dans la garrigue en longeant des champs d’avoine qui alimenteront les chèvres pendant l’hiver. L’énergie électrique provient de panneaux solaires et d’éoliennes, les légumes sont du jardin potager, pour la viande pas de problème le troupeau de chèvres est là, quant aux poissons les pêcheurs y pourvoient. Ce soir là 6 bateaux sont au mouillage et les six tables de la taberna sont occupées. Le chef de famille prend les commandes et sert, sa femme est à la cuisine, quant au grand-père c’est le spécialiste des grillades au feu de bois. Ragoût de cabri ou dorades grillées arrosés d’un vin de Naoussa le tout dégusté sous la treille. Les cloches du troupeau tintent. C’est paradisiaque.
Loin, loin du monde discothèco-bétonné.
Le Meltem est toujours actif. C’est le moment de tester Troll maintenant à la fleur de l’âge par 20 à 25 nœuds de vent de travers accompagné de 2 à 2.5m de creux. Tel un dauphin, Troll et ses stabilisateurs se joue des vagues, en souplesse. Kinaros défile sur notre tribord, autre caillou percé d’un petit fjord où nous nous étions réfugiés il y a 34 ans avec les trois enfants âgés de 8 à 11 ans, à bord du Francesca, notre premier bateau de croisière long de huit mètres. Du pont de Troll on dit « la mer est bien formée ! » du pont du Francesca on disait « La mer est énorme ! ». Harnachés de cirés et de gilets de sauvetage alors, en pantoufles (si, si) aujourd’hui. Pantouflards : c’est une vraie honte.
Le circuit de refroidissement des stabilisateurs présente des signes de surchauffe : désaccouplement de la pompe d’un des deux circuits de refroidissement. La vitesse de réaction du système est diminuée pour contenir la température dans des valeurs acceptables. Le roulis s’en ressent et nos estomacs ne retiennent pas la solution de réparer dans cette mer. Bientôt, au mouillage le long d’Amorgos, bien à l’abri du Meltem, sous la petite île Nikouria, la réparation est réalisée en dix minutes après avoir bien sûr ingurgité la bonne soupe traditionnelle de la marque « Gros temps ».
Amorgos est la plus orientale des Cyclades et probablement celle que nous préférons. A l’écart du gros flot touristique, nature sauvage, paysages austères souvent spectaculaires. Le port de Katapola offre l’hospitalité à une douzaine de bateaux. A part quelques bornes électriques rien n’a changé ici : mêmes épiceries, même tavernes, même rythme lent. En face, de l’autre côté de la baie, à Xilotiratidi (à prononcer 50 fois de plus en plus vite) charmant accueil chez Katarina pour un apéritif traditionnel : vin doux maison accompagné de délicieux mezzés inventés par Katarina « suivant mon humeur ! » Fond musical jazzy, coucher de soleil sur Naxos. Branché – bobo !
Hora « la capitale » est comme d’habitude perchée sur sa montagne à l’abri des pirates barbaresques. Ravissant village percé de ruelles, d’escaliers de passages voutés. Petites places ombragées. Eglises et chapelles. Le tout re-badigeonné à la chaux, la veille. L’ensemble sent la retraite pour écrivains, le cadre idéal pour peintres nordiques en quête de lumière. Cette atmosphère feutrée transpire par toutes les feuilles de la treille du café Katodon.
Vous prenez un placard-bibliothèque de 180 m de haut 30 m de large et 5 m de profondeur - d’accord c’est grand mais vous ne pouvez pas savoir ce que l’on peut accumuler comme bouquins - un bon coup de peinture blanche et vous pitonnez l’ensemble contre une falaise. Et bien, sans le savoir, vous venez de réaliser le monastère de Chozoviotissas. En plein soleil, les centaines de marches d’accès se rappellent au bon souvenir des rotules. Mais ne vous plaignez pas, il y cent ans il fallait grimper par des échelles les 300m depuis le niveau de la mer. Ah, mais le paradis ça se mérite ! L’étroitesse du monastère a du déteindre sur les esprits : interdiction aux femmes de pénétrer dans ces lieux saints en pantalon. C’est ainsi que nos moitiés dignement drapées dans un tissu fleuri fourni par Saint Chozo purent approcher la vie éternelle. Après tout les popes aussi sont en robe. Quelques icônes et dorures plus tard ces bons moines nous offraient un verre de leur vin doux accompagné d’un loukoum très oriental.
Entre Paros et Naxos au nord et le couple Ios-Amorgos au sud un petit archipel de 11 îles s’étire, perle grise disséminée, surplus de grains de sable de la besace du Zeus semeur de Cyclades. Troll hésite, consulte les devins et pointe son museau vers Skinoussa. La baie de Mirsini, petite et encombrée d’orins, est abandonnée au profit d’une baie plus sud, plus vaste aux eaux transparentes et accueillantes. Ciel sans lune, ciel d’étoiles. Bêlements lointains de chèvres sans doute émerveillées par les astres.
Piso Livadhi a su sur Paros résister au tourisme de masse. Quelques barques de pêche, deux autres bateaux de plaisance fermés, une fille costaude descend de son vélomoteur et nous prend les amarres. Quelques maisons blanches, une chapelle, quelques tavernes et autres pensions de famille. Un voilier américain fait son entrée dans le port et se glisse le long du bord de Troll. Son capitaine, cheveux blonds au vent, dégaine jeune soixante-huitard version Californie, regard bleu délavé à moitié absent d’un Peter O’Toole vieillissant. Port d’attache Seattle. A bord de son J 109, bateau plutôt recommandé pour tirer des bords le long du Long Island Sound, il poursuit son tour du monde avec déjà sous la quille le Pacifique, l’Océan Indien et la Mer Rouge. Suffisamment d’eau pour délaver le regard.
Quand on lit quelque part qu’une baie servait d’abri, de refuge, aux galères et autres boutres des pirates barbaresques alors vous pouvez leur faire confiance la baie est sûrement extrêmement bien protégée et les fonds seront de bonne tenue. Et Despotico au sud d’Antiparos ne fait pas exception. Le père Meltem a beau s’époumoner à 25 nœuds l’ancre est bien enfouie dans un sable sécurisant et Troll se prend fièrement pour une galère. Eau turquoise entourée de prairies ocre-jaune. Monique abat son km de crawl quotidien. Catherine rêve d’une soupe. Gérard et Alain rêvent tout court.
En route pour Sifnos, Kimolos passe à 10 milles sur notre bâbord. Troll très à l’aise dans cette mer formée de 5-6 Beaufort passe les vagues tellement en souplesse qu’une bande de dauphins viennent s’amuser en se disant « Tiens un grand frère ! Tu le connais ? ». Au milieu de la baie de Vathy 20 nœuds de vent ventilent Troll jusqu’au soir où comme d’habitude, fatigué, Meltem décide d’aller se coucher.
Au sud de l’île sur un promontoire rocheux domine le monastère de la Panagia Chryssopigi. La veille la journée avait du être festive : drapeaux en guirlandes, estrades pour discours, chaises multiples autour de la chapelle où s’activent trois personnes pour remettre en état le saint-lieu. La vierge protège Sifnos. Ça mérite bien une petite fête de temps en temps.
Au nord de l’île, un minuscule village de pêcheurs, blotti au fond de la baie Ayios Yeorios, étroite et profonde. Adonis, nous reçoit dans sa taverne, son père lance le feu de bois. Les poissons grillent. Plus loin un potier fait découvrir son atelier, son tour et ses créations.
Fin de journée dans les ruelles de Kastro, le Saint Paul de Vence de l’île. Sur la place du village des cris, des répliques, des voix qui portent. Caméras, projecteurs des acteurs s’invectivent. Sûrement un futur film pour le cinéma genevois Scala.
Jus d’oranges au café Fidel en écoutant de la musique cubaine. Normal à Kastro ! non ?
Le « Waterman » est là, l’eau coule à flot dans les réservoirs. Un petit coup de dessalage de Troll dont les yeux brûlent. Un mini remplissage de cambuse à l’épicerie du coin sans oublier le retziné Kourtaki et c’est reparti ; en route vers la voisine Sérifos et son mouillage ferrugineux insolite, Megalo Livahdi. Des ponts de chargements de minerais, quelques vieux wagonnets rouillés, des voies tortueuses à flanc de montagne rouillées rappellent que de 1880 à 1930 une mine de fer fut ici en exploitation. Proche de la plage, un bâtiment néo-classique au toit effondré, ancien siège de la direction minière, d’aspect piteux, peut être honteux d’avoir participé aux ordres donnés aux policiers grecs de tirer sur les mineurs en grève, policiers qui à leur tour finirent lapidés par les femmes des mineurs. C’était en 1916.
Baignade dans une eau certainement ferrugineuse.
Troll est en passe de terminer la confection de son précieux collier de Cyclades, en passe d’enfiler sa dernière perle, Kythnos.
Vers le nord de l’île, un cordon sableux joint la petite île de Loukas à l’île mère créant deux baies gréco- polynésienne très prisées des Athéniens. La marina de Vougliamini n’est qu’à 35 Milles et ça se voit en ce magnifique week-end. Le dilemme est donc magnifique paysage assorti de très nombreux bateaux d’un côté ou beau paysage solitaire de l’autre. Troll, éternel individualiste, opte pour la seconde solution, une large baie, ou notre nageuse professionnelle peut sans difficulté avaler son dernier km de crawl cycladique. Vers le large, à l’ancre, un gros yacht d’une cinquantaine de mètres. Juste un petit peu petit pour l’hélico à l’arrière. L’équipage vêtu de blanc descend ces chers bambins à la plage tellement plus rigolo que les salons moquettés et l’air conditionné.
Vers l’arrière s’estompent les Cyclades bleues et blanches rafraîchies de Meltem ; au bout de la proue, Hydra sort de la brume, posée sur une mer tellement plate et huileuse que l’on serait tenté d’accompagner Troll à vélo. Sur tribord passe lentement un gros rocher solitaire qui nous domine de ses 300 mètres.
Dans le port de Kamares sur le tribord de Troll trônait un énorme yacht d’une cinquantaine de mètres. Nous connaissions les plateformes arrières pour que l’hélicoptère puisse se poser sans perdre une seconde depuis l’aéroport où le jet privé vient de se poser. Ici c’est différent : l’arrière du yacht s’ouvre sur toute la largeur comme sur un ferry pour laisser descendre les deux 4x4… Et bien pour Hydra nous avons une proposition : pour être vraiment branché, ouvrir l’arrière du bateau et laisser descendre … deux mulets. Car à Hydra le moteur à explosion est banni et les chauffeurs de taxis sont muletiers ! Mais les mulets ne sont pas la seule spécialité d’ Hydra. Son port c’est tout simplement la place de la Concorde aux heures de pointe mais en version minuscule. C’est la valse des ferries, des plaisanciers, des pêcheurs, des bateaux taxis. Chacun se faufile, se bat avec son ancre qui en a remonté deux autres en prime. Les Coast Guards déprimés ont du s’enfermer dans leur bureau pour ne pas assister au massacre. Une seule recommandation : rester calme ! Un voilier nous double bien trop vite : « Where are you going ?» « There ! » montrant une place réservée aux taxis « Then wait a bit ! » Un petit bonhomme rondouillet à la barbe fleurie s’agite sur le quai, nous fait de grands signes pour nous signaler qu’un bateau va bientôt libérer une place. La chaîne se dévide, les amarres sont lancées. La bâbord dans une salade grecque, la tribord sur un calamar grillé : nous sommes à 4 mètres d’un bistrot. On vous avait dit que c’était minuscule. En réalité notre gentil barbu-pâtre grec évita les assiettes. « Efkaristo poly ! »
L’amarrage terminé il est temps de lever les yeux vers le décor du théâtre qui nous entoure. Les petites maisons ottomanes ceinturant le port, maison de pêcheurs blanches ou colorées, austères maisons patriciennes de pierres grises
les Archontika - des puissants armateurs de la fin du 18ème siècle, sévères de l’extérieur mais riches et fleuries derrière les murs épais. La sublime Porte leur avait accordé la liberté de commerce sur toutes les mers et tout ce qui permettait d’augmenter sa fortune était bon : quelquefois commerce honnête, un petit peu pirates, un petit peu contrebandiers, fournisseurs des armées en lutte à l’époque napoléonienne. Difficile aujourd’hui d’associer à ce village une telle puissance. Difficile d’imaginer que Hydra abritait la première Ecole de Marine Marchande d’Europe. Les maisons patriciennes ont changé de main. La bonne bourgeoisie athénienne et la « jet set » ont remplacés les armateurs. Quoique…
Mais c’est aussi le havre des artistes, des peintres et des dessinateurs. Aujourd’hui c’est une école de dessin nippone qui a débarqué sur l’île. Pas un coin de rue, pas une extrémité de quai sans une silhouette menue, assise sur un pliant, le chapeau cloche sur la tête, le cahier de croquis sur les genoux qui fixe le moment magique au crayon, à la plume, à l’aquarelle.
Au sud ouest du port, le chemin en corniche découvre de splendides points de vue vers le Péloponnèse qui se colore de mauve puis d’orange, dernier cadeau d’un soleil fatigué de sa journée. Attablés à la taverne « Kondylenia » nous dégustons de succulentes spécialités. A la table voisine, la vingtaine d’artistes nippons commentent les sushis grecs.
Au petit jour, sur le quai, plus trace de tables de bistrot. Hydra joue une nouvelle pièce : « Le déchargement des navires au 19ème siècle ». Les caisses, les cartons s’accumulent sur le quai. Des dizaines de mulets résignés attendent leur chargement. Certains partent avec de longs fers à béton. D’autres acheminent des « packs » d’eau minérale. Un mulet chargé d’un gros carton marqué « Caution ! Laser Printer » se dit s’être trompé de siècle. Et les muletiers parlent mulet couramment : «Brrrrr !" veut dire avance de cinq mètres « Brrrrr ! Brrrrr ! » Arrête toi ! Les Brrr Brrrr’s réveillent une Hydra encore endormie.
Arriver dans le port d’Hydra est comme on l’a vu assez sportif mais en partir… mama mia ! Les bateaux se sont accumulés au cours de la journée précédente sur deux ou trois lignes et maintenant c’est l’heure du départ. Un bateau à quai décide de partir en premier se moquant complètement des deux rangées qui l’enferment. Les équipages des autres bateaux font un petit peu de place pour que ce malotru se faufile. Mais bien entendu sa chaîne est sous 4 ou 5 autres et au bout de presque une heure d’efforts, après avoir remonté deux ancres des voisins et emmerdé tout le monde le voici enfin dégagé. Des autres bateaux partent à l’unisson des applaudissements qui nous valent en retour un bras d’honneur de la propriétaire-plaisancière-plaisantin. Il y a des moments ou on a honte d’être français.
Vous allez être déçu : Troll remonte son ancre et aucune autre. Une première à Hydra.
Deux heures plus tard Troll embouque le chenal de Poros. La ville conique défile sur tribord avec son alignement de bateaux de pêches de bateaux de plaisance et de tavernes. Pas d’arrêt aujourd’hui à Poros car l’heure est à la nature, à la baignade.
Les « Flying Dolphins » ont depuis 50 ans été l’image, l’emblème de la liaison entre le Pirée et les îles du golfe Saronique. Ces bateaux sur ski originaires de l’URSS, conçus pour desservir les villes le long de la Volga naviguent encore en petit nombre, cabossés, peints et repeints, bientôt tous désarmés. Leurs remplaçant, les « Flying cats », catamarans montrueux filant 40 nœuds, la terreur des plaisanciers amarrés à quai. A quarante nœuds ces bateaux ne crée pratiquement pas de sillage mais à 4 nœuds dans les ports, les vagues font entrer en transe rouleuse tous les quais avoisinants. Rouges, avec un énorme « Vodafone » peint, une publicité réussie. A Poros la fréquence des « Vodafone » est élevée : le voisin bâbord martèle le quai de sa jupe, un autre voit voler en éclats les verres de l’apéro. Ca donne plutôt envie de résilier l’abonnement et de signer avec Orange.
Et voici en cours d’amarrage un énorme Yacht bleu nuit : « Blue Belle ». Un tout aussi énorme personnage, Papadopoulos de Tintin en plus enveloppé, ou jeune frère de Chavez nettement plus rondouillet, regarde de la plage arrière d’un œil morne, la lippe molle, l’opération d’amarrage. Propriétaire du yacht ? Sur le quai on distingue une certaine agitation. Un camion citerne se gare, le cordon ombilical est en place l’équipage très professionnel, en uniforme fait le plein du monstre. Le fuel coule à flot. Quelques belles plantes commencent à apparaître : le genre mannequins colorés anorexiques. Et puis c’est l’effervescence. Tout ce petit monde descend se promener à terre. Les filles entourent un jeune presqu’aussi filiforme qu’elles chapeau-cloche, « Marcel » jaune et Bermudas ; les photos crépitent, des poses provocantes sont prises. Mais qu’est-ce mon bon ami ? Et bien devant vos yeux, vient de descendre, entouré de ses « admiratrices », le dieu du foot, sa majesté Ronaldhino. Le marchand de fuel est encore tout ému en montrant son T-shirt signé par Dieu lui-même pendant que le Captain négocie le plein de carburant de Troll, l’annexe de Blue Belle. Pour mettre de l’ambiance on aimerait conseiller à Blue Belle de rentrer dans le port d’Hydra.
Demain Alain et Monique nous quittent et avec une semaine d’anticipation Catherine prépare un gâteau d’anniversaire, car Alain atteint un nouveau chiffre rond. 7 bougies plantées dans 7 morceaux de feta entourant une poignée d’amandes, un « gâteau » comme personne n’en a jamais vu.
Il est sept heures, Poros s’éveille, « Blue Belle » passe lentement le long du chenal. Sur la passerelle, Ronalhino, solitaire, regarde défiler la ville. Un Flying Dolphin, un des derniers, apparaît. Alain et Monique embarquent en direction du Pirée et Troll est tout triste.
Cette fois c’est l’appareillage, grisailleux et vent debout. Cos est là devant l’étrave à 8 milles à peine. Allah ismarladik la Turquie, Kalimera la Grèce, la Grèce pour 5 mois.
A la VHF, le message de la marina de Cos est clair « Allez d’abord au port principal pour effectuer les formalités d’entrée en Grèce ». Quelques minutes plus tard, amarrés au quai de la douane, la séquence administrative se met en route souriante et sans difficulté. Police et capitainerie sont bien sûr aux deux extrémités de la ville, bien sûr la logique des formulaires n’est pas transparente, bien sûr il faudra faire 3 queues aux bureaux du fisc de l’île pour acquitter la taxe locale KAE 3535 universellement connue et pour un montant de 0.88 Euros. Ayez la monnaie disponible ! Voilà pour l’anecdote mais la suite est tout sauf anecdotique. Toutes les lectures préalablement glanées sur le WEB disaient à l’unisson « Les autorités grecques sont imprévisibles, toute recommandation est superflue car tant que « l’évènement » administratif n’est pas arrivé, personne ne peut prévoir ce qui va se passer. » Et voici ce qui arriva : le douanier de Cos décida, dans son immense largesse, de nous octroyer un droit de navigation dans les eaux grecques de un mois, au lieu des six mois habituels. Motif : un bateau battant pavillon non-européen ne peut être « skippé » par un Européen. Le fait de lui expliquer que j’avais également la nationalité suisse n’entraina que la réponse « J’ai déjà rempli une fois les documents, je ne vais pas recommencer, j’ai beaucoup de travail… ».
Et voilà tout notre programme de navigation 2009 par terre !
Quelques jours plus tard, en escale à Leros, nous rendons visite à la marina AGMAR contactée il y a quelques mois pour un hivernage éventuel. Angelos, le « big boss » de la marina, nous conseille de sortir de Grèce en direction de la Turquie et de revenir faire les formalités d’entrée, cette fois avec nos passeports suisses. C’est ainsi que Robespierre quitta les eaux grecques remplacé quelques jours plus tard par un Guillaume Tell plus vrai que nature.
En attendant l’issue de cette aventure administrativo-kafkaienne, ces 2 semaines d’incertitudes, abreuvées d’informations contradictoires, furent un festival d’élucubrations où stratégies possibles et impossibles s’entremêlaient. Les nuits furent agitées, les blessures stomacales en effervescence.
La meilleure recette anti-stress : se lever tôt et déambuler dans le port de Lipsos endormi pour aller chercher les croissants chez le boulanger qui fleure bon le froment.
En attendant qu’une solution se mette en place, la Grèce est toujours là prête à présenter ses beautés. La Grèce est un pays à part qui tire sans doute sa particularité de sa longue histoire. Le déroulement du temps semble s’être arrêté ou tout au moins se déroule à un rythme différent, ralenti par la volonté de ses habitants très attachés aux racines, très méfiants du modernisme bétonneur.
Francesca et Captain Smith avaient plongé leurs ancres il y a 35 ans et 10 ans dans le vieux port croisé au pied de la citadelle. Pas de marina alors à Cos. Aujourd’hui on retrouve avec plaisir, inchangés, le marché couvert, la place du platane où Hippocrate venait palabrer, la mosquée qui rappelle la présence de l’empire Ottoman, le musée de style mussolinien qui évoque une autre occupation, la citadelle des Francs, des chevaliers de Rhodes sur la route de Jérusalem. C’est le printemps et les fleurs sauvages mauves et jaunes ont envahi les douves et les fortifications rompant ainsi avec l’austérité habituelle du lieu. Au loin le bleu pailleté de blanc d’une écume levée par un Meltem infantile.
Elena, notre voisine de quai, dynamique Espagnole, directe, enthousiaste, blonde et élancée s’apprête à entamer un tour du monde avec son ami « Victor » un athlète turc de 1 m 80 dont l’âge avoisine les cm précités. Mais pour l’heure la préoccupation d’Elena n’est pas la circumnavigation mais les amours fructueux de Chica, sa mini-chienne Yorkshire, avec un Don Juan de la même race et citoyen de Cos. Rencontres sur le pont du bateau, sur la plage… sur la place des Platanes. Hélas, le mâle est, on s’en serait douté, Cossard.
Les couleurs pastel de Pothya, capitale de l’île de Kalymnos, rappelle qu’encore une fois les Italiens sont passés par là. Il est loin le temps ou les belles Ottomanes du Topkapi Sérail utilisaient les douces éponges de Kalymnos tandis que les guerriers du Sultan matelassaient leurs armures du précieux animal. Aujourd’hui cette pêche a pratiquement complètement disparu. Quelques éponges anémiques pendent aux devantures de quelques échoppes endormies tandis qu’un musée poussiéreux tente de faire revivre la grande aventure. Ce soir la ville s’anime car c’est le 1er mai, ici la fête des fleurs. Sur la place chants et danses folkloriques devant les autorités qui se congratulent à grand coup de serrage de mains et d’accolades, une activité pour laquelle deux popes ne sont pas en reste.
Leros c’est l’île d’Artemis. Voilà pour le coté poétique. Bien loin de la sœur d’Apollon, l’île est aussi connue par ses hôpitaux psychiatriques qui furent utilisés par les colonels pour incarcérer les opposants, artistes et intellectuels de tous bords. Lakki, une des baies les mieux abritées de Méditerranée, entourée de collines boisées de pinèdes, accueille Troll tout étonné d’y découvrir une mini-marina sympathique et bien équipée.
Une maison toute simple au milieu des treilles, des hordes de chats hauts sur pattes, deux pêcheurs attablés et une Maria pagnolesque qui règne sur son petit monde et fait visiter sa cuisine où mijotent ses spécialités qui sentent bon la Méditerranée : aubergines, courgettes, ragout de lapin. En ce milieu d’après-midi nous ferons honneur à du chou et des feuilles de vigne farcis arrosés d’un Retziné qui garantit un polissage trois triangles des fonctions digestives. Le DVD de Zorba le Grec complètera cette superbe journée et recevra du comité Troll la Palme d’Or 2009.
Les 10x4 km2 de l’île de Leros se prêtent parfaitement à la découverte en scooter. L’île est vallonnée, verte, échancrée de baies profondes qui se laissent découvrir du kastro byzantin dominant Platanos. Un personnage tout droit sorti de la trilogie de Pagnol nous déclame sa carte dans un français parfait et roucoulant. A chaque vers la salive monte à la bouche, à chaque strophe le gourmet se pâme. La Taverne du Moulin à Agia Marina vaut le détour. Après avoir succombé aux tentations du diable, un pèlerinage à l’Aghia Kioura au dessus de Partheni s’impose. Au bord de la baie : une caserne, hôpital psychiatrique, au triste temps des Colonels. Une dizaine d’émouvantes fresques réalisées par un artiste interné rappellent cette passe sombre de l’histoire grecque. Seulement à moitié pardonnés nos pas nous mènent à Agios Isodoros, petite chapelle plantée sur un rocher au bout d’une digue, chapelle carte postale.
Si vous aimez les chapelles orthodoxes blanches à coupole bleue alors ne ratez pas Lipsos. Cette minuscule île de 10km2 en compte plus de 30 ! Sans doute fallait-il lutter contre les ensorcellements de la belle Calypso qui perduraient bien après le départ d’Ulysse. Avec ou sans Calypso, cette île est magique. Une magie encore rehaussée par une navigation sur une mer plate, sous un ciel sans un nuage aussi bleu que les jeans du second ou les yeux du capitaine.
Des scooters sont proposés à la location mais le loueur est désolé « Pas de problème pour avoir un scooter. Malheureusement il n’y a plus d’essence dans l’île… ». L’exploration sera donc plus sportive : les vélos sortent de leur coffre et sont dépliés et en deux jours toutes les routes de l’ile seront avalées. Les bergers montés sur leurs quads -ils avaient dû stocké de l’essence- guident leurs troupeaux de chèvres sonores. Au loin Agios Ioannis dominant le port répand son carillon vespéral qui dégouline vers les jetées. Les pêcheurs imperturbables démêlent et nettoient leurs filets. Des alignements de tomates alternent avec les plans d’épinards. La garrigue sent bon les aromates. De minuscules tavernes de deux ou trois tables se disputent les rues piétonnières du village.
Sur le port, imposant comme son Raimu de patron, trône l’auberge-restaurant la Calypso. Raimu-Michael, énorme, enveloppe de son fessier le tabouret sur lequel il est assis. Son gros nez bourgeonnant luit au dessus de son menton double ou triple - on ne sait plus – appuyé sur deux mains battoirs faisant plier la canne. Ses yeux malicieux s’animent aux souvenirs de ces années australiennes où le chauffeur de taxi engrangeait les dollars, la future tirelire-calypso ou encore lorsqu’il explique doctement la meilleure façon de récupérer des petits cochons en cavale.
Nicolas, le fils de la maison, vente les mérites de la cuisine de la mama. Ce fut un superbe dîner en compagnie de Michel, Denis, Marie-Pierre et Muriel de Galante Lady. Fantastique coïncidence de retrouver Michel ancien élève assidu des soirées du GICG en… 1974, souvenirs du Phoebus, de Rudevent etc . Une époque où nous étions encore jeunes et beaux… une époque où l’on naviguait encore l’écoute entre les dents.
Troll aime les mers calmes et les doux zéphyrs : le départ sera matinal, Samos au bout de l’étrave. Pithagore sera peut être sur le port pour nous prendre les amarres. Oui, il est bien là au milieu de la digue, mais en bronze, l’index levé formant de son corps un côté du fameux triangle. La Pithagorion de la Francesca s’est ouvert au tourisme et le large quai dallé d’antan s’est rétréci d’un alignement ininterrompu de tabernas, les Senekios locaux, Saint-Tropez en 1960.
Samos a deux vedettes : Pithagore et Polycrate. Pithagore et son théorème de l’hypoténuse a bercé notre enfance studieuse. Mais saviez-vous qu’il est aussi l’inventeur de la table de multiplication ? Quant à Polycrate, le tyran de Samos qui fit prospérer et rayonner son île il resta célèbre pour la chance insolente qui le poursuivit toute sa vie … ou presque. Comme le raconte Hérodote, la grande piplette de l’antiquité, Polycrate inquiet de sa prospérité croissante jette dans la mer, pour conjurer le sort, son bijou préféré, un anneau d’or orné d’une émeraude. Deux jours plus tard Polycrate retrouvait son bijou dans le ventre d’un poisson servi à sa table. Mais la fin compensa toutes ses chances précédentes : le Satrape Oroites de Magnésie le fit prisonnier, et énervé par ce perpétuel veinard, le fit écorcher vif et crucifier.
A quelques encablures de Pithagorion, qui s’appelait alors encore Samos, Polycrate un mégalo, comme vous l’avez déjà compris, entreprit la construction d’un temple dédié à Héra et aux proportions gigantesques 108x54 m, 155 colonnes. Aujourd’hui il en manque 154 ! A côté le Parthénon fait abri de jardin. Mais cet édifice ne fut jamais complètement terminé. Depuis la ville on gagnait le sanctuaire par une avenue dallée de marbre longue de 5 km. Par cette belle journée de printemps, les vestiges émergent des herbes folles et fleurs sauvages. Une gardienne des monuments historiques, grassouillette et collante à souhait ne nous lâche pas les talons tandis que nous cherchons à décrypter le site. On peut la comprendre : avec nos cheveux gris, nous présentons l’aspect d’indiscutables taggers prêts à s’attaquer à ces précieux vestiges.
Hérodote, cette fois Guide Bleu de l’Antiquité, reste émerveillé devant la réalisation de l’ingénieur Eupalinos, un aqueduc souterrain long de 1500m creusé dans la roche alimentant la ville de Samos en eau. Une commande de Polycrate bien entendu. Un escalier étroit et pentu plonge dans l’étroit boyau, la galerie de service en quelque sorte alors que l’aqueduc proprement dit s’aperçoit en dessous au travers de grilles. Claustrophobe s’abstenir.
A Vathy, la « capitale » moderne de l’île, nous parcourons les salles du musée archéologique où s’alignent les découvertes réalisées lors des fouilles du temple d’Héra. Une gardienne du musée nous suit à la trace au cas où nous déroberions la statue d’Apollon de 5m et d’une bonne centaine de tonnes, la plus grande sculpture de la Grèce antique.
L’île est montagneuse, très verte, vignes, garrigues, vergers, cultures en terrasses abandonnées et pinèdes alternent le long de la route sinueuse qui traversent des villages montagnards endormis quasiment abandonnés. Vourlioutes quant à lui prospère grâce à ses vignobles et vergers. Une place centrale, petit décor de théâtre où « siège », à l’une des trois tabernas, autour de bouteilles de Retziné, le conseil municipal. Les citoyens défilent, présentent leurs respects aux notables remettent une enveloppe mystérieuse – déclaration fiscale – bulletin de vote ??? Un petit signe, un sourire et un autre citoyen approche.
Les murs sont blancs, les chaises et les tables sont bleu. Jusque là rien d’original. Mais la taberna « Oi Psarades » accrochée aux rochers face à la côte turque est réputée et cette réputation n’est pas usurpée. Ah ces calamars grillés et farcis au fromage !!!
Plus loin une autre petite terrasse domine la plaine d’Iréo; un petit peu plus bas le monastère de Mégalis Panagias où, comme l’indique notre livre-guide, la visite est sujette au bon vouloir du gardien qui ce jour là n’était sans doute pas d’humeur ; au loin l’aéroport où dans quelques heures atterrirons Monique et Alain nos fidèles amis-équipiers.
Troll et ses quatre membres d’équipage est prêt à partir vers l’ouest, prêt à traverser la mer Egée. Et pourtant ce matin là, Troll fait de l’est, cap sur la Turquie. Car comme nous l’avons vu, Robespierre quitte la Grèce, Guillaume Tell part en Turquie. La Turquie-confessionnal qui absout de tous les péchés même de celui d’être français.
Quelques dauphins au ventre blanc-neige s’amusent un moment dans la vague d’étrave. Au loin l’île aux oiseaux, Kushadasi, se profile et bientôt les marineros de la marina guident Troll vers sa place d’amarrage. Les services efficaces de la réception se chargent immédiatement des formalités administratives. Deux heures plus tard Troll et son équipage sont « turquisés » : transit log et passeports tamponnés « çok güzel !».
René qui a partagé nos aventures du Rallye Emyr en 2008 à bord de son Ovni « Oniro Mas » est là sur le quai avec sa femme Mille nous souhaitant la bienvenue. Une bonne surprise de retrouver la gaité de l’infatigable bâlois.
Quand on amarre son bateau à Kushadasi la visite d’Ephèse est inévitable. Mais lorsque le bateau compte 3000 passagers et que les bateaux-immeubles sont deux alors: 2x3000/40 = 150. « 150 quoi ? » me direz vous. Mais bien sûr : 150 bus en partance vers Ephèse. 12000 yeux descendant la rue des Courettes dont le sol dallé de marbre n’en finit pas de se creuser, érodé par des chaussures étonnamment cosmopolites. Alain et Monique découvrent ce site magique, la basilique Saint- Jean et le village anciennement grec de Cirinçe. Gérard et Catherine re-découvrent avec plaisir.
C’est jour de marché à Kushadasi. Il s’étire à flanc de colline sur des centaines de mètres. A l’ombre de parasols colorés s’aligne une profusion de légumes et de fruits présentés par des paysans aux mains terreuses et leurs femmes aux pantalons fleuris et aux foulards bordés de dentelles crochetées. Aubergines, artichauts, tomates, pommes de terre, courgettes, concombres, oignons, fromages, œufs et crêpes à börek s’entassent dans le sac à dos de sherpa-Alain tandis que les trois autres se contentent de porter leur compassion : « Tu es sûr que ça n’est pas trop lourd ? ».
« Allah ismar ladik la Turquie ! » « Güle güle » répond le muezzin. Troll glisse sur un eau lisse. Les cannes à pêche sont déployées. Les recettes de dorades en papillote ou de loup au fenouil alimentent les conversations. Rien, absolument rien ne veut mordre à part quelques sacs en plastique. Mais comme le disait le grand timonier Mao dans sa grande sagesse « Celui qui retire l’emballage de son hameçon augmente considérablement sa chance de prendre un poisson ! » J’ai honte !
Au loin l’île de Patmos dominée par le village blanc de Chora lui-même coiffé du monastère de Saint-Jean. Le port, le quai, rien n’a changé depuis 10 ans. Jusqu’au loueur de scooters tout est en place. Mais ce n’est pas le moment de rêvasser au temps qui passe et à la pérennité des sites. Patmos c’est la minute de vérité hellenico- administrative. Le capitaine, plus Suisse que Pestalozzi, un tube de Toblerone sortant de la poche de son short, des taches fraîches de fondue sur son polo Alinghi, part sur son vélo accomplir les formalités d’entrée chez les Hellènes avec 6 mois de navigation à la clé au pays des dieux et des héros. Le stress était inutile. Les autorités sont accueillantes et charmantes. Le programme de croisière est maintenu. Un dîner au délicieux restaurant Tiz Vaeri commémore l’évènement. Ainsi, comme disait Saint-Jean l’administration grecque ce n’est ni l’apocalypse, ni la fin des temps ni le jugement dernier.
Juchés sur nos scooters, les murs crénelés gris de la basilique Saint Jean jaillissent, à chaque virage un peu plus, comme une couronne pierreuse au dessus du village blanc. Au pied de la colline se découvre Skala qui aligne ses échoppes et tabernas le long des quais. Les bateaux de croisière, aujourd’hui trop gros pour un amarrage à quai, sont à l’ancre et une incessante noria de chaloupes déversent les pélerins-visiteurs sur les quais où des bus prennent le relais. A peine la dernière chaloupe disparue, le monastère retombe dans son silence mystique. Le trésor présente quelques manuscrits rares dont un chrisobulle où l’empereur Alexis Commène consacre la création du monastère en 1088. Bodmer n’a pas encore réussi à l’acquérir…
Vers la fin de sa vie, presque centenaire, Jean, eu des visions d’horreurs. L’ermite, au fond de sa grotte, en plein jeûne, presqu’en transes entendit Dieu lui décrire la fin des temps. Pendant chaque période de lucidité Jean dictait à son disciple Prochoros le texte qui devint « L’Apocalypse ». Au fond de la grotte, une petite niche creusée dans le rocher : l’oreiller de Saint-Jean. Un oreiller qui devait lui donner des migraines.
Ce lieu magico-mystique se prête aux apparitions aussi imprévisibles qu’inattendues. Au rythme de visiteurs attentifs un jeune couple vêtu de noir. La peau est noire, noire est la robe du pope qui fait immédiatement penser « Tiens un Copte en visite chez Saint Jean ». La femme, superbe gazelle, ferait plutôt penser à un mannequin de chez Sonia Rykiel. La corne d’Afrique en voyage ? Attaché-case, téléphone portable, voiture de location. Nos imaginations sont en ébullition jusqu’à un retentissant « Bonjour ! Comment allez- vous ? ». La corne d’Afrique se transforme en quelques phrases en Saint-Pierre Martinique où ce pope, « Père Lazare », vit une vie d’ermite. Pour l’instant, pas ermite du tout, Lazare fait visiter la Grèce à sa « soeurette » Joëlle. En fin de journée Lazare et Joëlle seront dans le cockpit de Troll. Lazare se lancera dans des considérations mystico-philosophico-orthodoxes sur le sens de la vie, le bonheur, le dépassement de soi, devant quatre mécréants rationnels qui préfèrent les faits démontrés, tangibles. Apéritif animé où tout est en rien et rien est en tout et où la verticalité de l’orthodoxie permet l’ascension vers le mieux pour après l’effort retomber inlassablement. Notre élégant pope ermite adepte du jeûne pendant ses phases de méditation, très probablement en manque alimentaire, fait une razzia sur les amandes de l’apéro : une rechute sans doute qui sera bien vite réparée par une méditation ascendante appropriée. Une rencontre insolite : l’hasard fait bien les choses…
Le père Meltem est précoce cette année. Les prévisions météo mentionnent du 6 établi, localement 7 plus à l’ouest. Troll pas masochiste pour deux sous met le cap au sud : direction Lipsos. Première baignade 2009 dans la baie sud. Eau turquoise et fraîche. Les équipières nagent. Les équipiers admirent. Un bain et une salade plus tard Troll cule vers le quai de Lipsos city. Nos voisins tribord, deux British plein d’humour « Votre bateau est magnifique and really a no-nonsense boat. » « Vous voyez ceci » dit l’un d’eux en me montrant sa grand voile ferlée sur la bôme « et bien, c’est purement décoratif ! ». Son coéquipier se brûle avec le fourneau dans sa cuisine. Sœur Monique passe des glaçons tandis que sœur Catherine passe un tube de Biafine. Père Lazare serait fier de ses disciples.
Le soir ce sera l’incontournable diner au Calypso reçus comme d’habitude par l’immense Michael-Raimu et son fils Nicolas pendant que la mama trime à la cuisine. Ce matin Michael a estourbi quelques lapins de sa ferme. Ce soir ils sentent bon le thym et le serpolet au fond de nos assiettes.
Aujourd’hui c’est jour de fête : c’est le 19 mai et Troll a deux ans et ce beau bébé joufflu nous amène à Lévitha par une houle de travers que les stabilisateurs s’empressent de gommer. Les lignes de pêche sont à l’eau. Soudain un moulinet chante, le cœur des pêcheurs accélère pour replonger bientôt au rythme du métabolisme basal en voyant remonter un superbe…sac en plastique qui finit à la poubelle dans un geste écologique très en vogue à bord de Troll.
Levitha ce n’est pas exactement Rhodes ou Cos. A mi-chemin entre une île et un gros caillou, y vit une famille de terriens et quelques pêcheurs. La baie est étroite et longue formant un exceptionnel abri de tous les vents et en particulier du Meltem. Afin d’accueillir plus de bateaux, la famille a implanté 10 bouées sur corps mort.
Accompagnés par des chèvres, quelques moutons et beaucoup de mouches nous entamons l’ascension d’un sommet du gros caillou. Les pierres roulent sous nos pas, les épineux s’obstinent à traverser jeans et chaussettes. La brume accentue encore l’isolement de cette petite île entourée d’un bleu uniforme. Plus bas la ferme. Plus bas encore, Troll, solitaire au milieu de sa cuvette.
Une partie de la ferme est aménagée en taberna que l’ont atteint après un quart d’heure de marche dans la garrigue en longeant des champs d’avoine qui alimenteront les chèvres pendant l’hiver. L’énergie électrique provient de panneaux solaires et d’éoliennes, les légumes sont du jardin potager, pour la viande pas de problème le troupeau de chèvres est là, quant aux poissons les pêcheurs y pourvoient. Ce soir là 6 bateaux sont au mouillage et les six tables de la taberna sont occupées. Le chef de famille prend les commandes et sert, sa femme est à la cuisine, quant au grand-père c’est le spécialiste des grillades au feu de bois. Ragoût de cabri ou dorades grillées arrosés d’un vin de Naoussa le tout dégusté sous la treille. Les cloches du troupeau tintent. C’est paradisiaque.
Loin, loin du monde discothèco-bétonné.
Le Meltem est toujours actif. C’est le moment de tester Troll maintenant à la fleur de l’âge par 20 à 25 nœuds de vent de travers accompagné de 2 à 2.5m de creux. Tel un dauphin, Troll et ses stabilisateurs se joue des vagues, en souplesse. Kinaros défile sur notre tribord, autre caillou percé d’un petit fjord où nous nous étions réfugiés il y a 34 ans avec les trois enfants âgés de 8 à 11 ans, à bord du Francesca, notre premier bateau de croisière long de huit mètres. Du pont de Troll on dit « la mer est bien formée ! » du pont du Francesca on disait « La mer est énorme ! ». Harnachés de cirés et de gilets de sauvetage alors, en pantoufles (si, si) aujourd’hui. Pantouflards : c’est une vraie honte.
Le circuit de refroidissement des stabilisateurs présente des signes de surchauffe : désaccouplement de la pompe d’un des deux circuits de refroidissement. La vitesse de réaction du système est diminuée pour contenir la température dans des valeurs acceptables. Le roulis s’en ressent et nos estomacs ne retiennent pas la solution de réparer dans cette mer. Bientôt, au mouillage le long d’Amorgos, bien à l’abri du Meltem, sous la petite île Nikouria, la réparation est réalisée en dix minutes après avoir bien sûr ingurgité la bonne soupe traditionnelle de la marque « Gros temps ».
Amorgos est la plus orientale des Cyclades et probablement celle que nous préférons. A l’écart du gros flot touristique, nature sauvage, paysages austères souvent spectaculaires. Le port de Katapola offre l’hospitalité à une douzaine de bateaux. A part quelques bornes électriques rien n’a changé ici : mêmes épiceries, même tavernes, même rythme lent. En face, de l’autre côté de la baie, à Xilotiratidi (à prononcer 50 fois de plus en plus vite) charmant accueil chez Katarina pour un apéritif traditionnel : vin doux maison accompagné de délicieux mezzés inventés par Katarina « suivant mon humeur ! » Fond musical jazzy, coucher de soleil sur Naxos. Branché – bobo !
Hora « la capitale » est comme d’habitude perchée sur sa montagne à l’abri des pirates barbaresques. Ravissant village percé de ruelles, d’escaliers de passages voutés. Petites places ombragées. Eglises et chapelles. Le tout re-badigeonné à la chaux, la veille. L’ensemble sent la retraite pour écrivains, le cadre idéal pour peintres nordiques en quête de lumière. Cette atmosphère feutrée transpire par toutes les feuilles de la treille du café Katodon.
Vous prenez un placard-bibliothèque de 180 m de haut 30 m de large et 5 m de profondeur - d’accord c’est grand mais vous ne pouvez pas savoir ce que l’on peut accumuler comme bouquins - un bon coup de peinture blanche et vous pitonnez l’ensemble contre une falaise. Et bien, sans le savoir, vous venez de réaliser le monastère de Chozoviotissas. En plein soleil, les centaines de marches d’accès se rappellent au bon souvenir des rotules. Mais ne vous plaignez pas, il y cent ans il fallait grimper par des échelles les 300m depuis le niveau de la mer. Ah, mais le paradis ça se mérite ! L’étroitesse du monastère a du déteindre sur les esprits : interdiction aux femmes de pénétrer dans ces lieux saints en pantalon. C’est ainsi que nos moitiés dignement drapées dans un tissu fleuri fourni par Saint Chozo purent approcher la vie éternelle. Après tout les popes aussi sont en robe. Quelques icônes et dorures plus tard ces bons moines nous offraient un verre de leur vin doux accompagné d’un loukoum très oriental.
Comme tous les soirs le ferry « Small Cyclades » a jeté son ancre loin, très loin, et a culé jusqu’à son quai perpendiculaire au nôtre en déployant tranquillement sa chaîne sur toutes les chaînes des bateaux de plaisance. Et ça n’est pas un problème car tous les matins ce ferry appareille entre 6 et 7 heures du matin en libérant les plaisanciers-plaisantins soulagés. Tous les matins sauf… le dimanche et vous avez déjà tout compris : demain c’est… dimanche. Le ferry repartira lundi ! Na ! Pas de problème : on reloue les pétrolettes et cap au sud en direction d’une zone pas encore explorée. Défilent la garigue, les chapelles au milieu du thym, les îles lointaines rosées, l’épave-décor du film « Le Grand-Bleu ».
Il est six heures. La lumière est encore timide. C’est lundi. Un bruit de chaîne : le ferry appareille pour son circuit des Petites Cyclades. Troll s’ébroue.Entre Paros et Naxos au nord et le couple Ios-Amorgos au sud un petit archipel de 11 îles s’étire, perle grise disséminée, surplus de grains de sable de la besace du Zeus semeur de Cyclades. Troll hésite, consulte les devins et pointe son museau vers Skinoussa. La baie de Mirsini, petite et encombrée d’orins, est abandonnée au profit d’une baie plus sud, plus vaste aux eaux transparentes et accueillantes. Ciel sans lune, ciel d’étoiles. Bêlements lointains de chèvres sans doute émerveillées par les astres.
Piso Livadhi a su sur Paros résister au tourisme de masse. Quelques barques de pêche, deux autres bateaux de plaisance fermés, une fille costaude descend de son vélomoteur et nous prend les amarres. Quelques maisons blanches, une chapelle, quelques tavernes et autres pensions de famille. Un voilier américain fait son entrée dans le port et se glisse le long du bord de Troll. Son capitaine, cheveux blonds au vent, dégaine jeune soixante-huitard version Californie, regard bleu délavé à moitié absent d’un Peter O’Toole vieillissant. Port d’attache Seattle. A bord de son J 109, bateau plutôt recommandé pour tirer des bords le long du Long Island Sound, il poursuit son tour du monde avec déjà sous la quille le Pacifique, l’Océan Indien et la Mer Rouge. Suffisamment d’eau pour délaver le regard.
Quand on lit quelque part qu’une baie servait d’abri, de refuge, aux galères et autres boutres des pirates barbaresques alors vous pouvez leur faire confiance la baie est sûrement extrêmement bien protégée et les fonds seront de bonne tenue. Et Despotico au sud d’Antiparos ne fait pas exception. Le père Meltem a beau s’époumoner à 25 nœuds l’ancre est bien enfouie dans un sable sécurisant et Troll se prend fièrement pour une galère. Eau turquoise entourée de prairies ocre-jaune. Monique abat son km de crawl quotidien. Catherine rêve d’une soupe. Gérard et Alain rêvent tout court.
En route pour Sifnos, Kimolos passe à 10 milles sur notre bâbord. Troll très à l’aise dans cette mer formée de 5-6 Beaufort passe les vagues tellement en souplesse qu’une bande de dauphins viennent s’amuser en se disant « Tiens un grand frère ! Tu le connais ? ». Au milieu de la baie de Vathy 20 nœuds de vent ventilent Troll jusqu’au soir où comme d’habitude, fatigué, Meltem décide d’aller se coucher.
La baie de Vathy
A 5 milles au nord de Vathy, Kamares, le port de Sifnos, point d’arrivée des ferries et des cargos n’est pas très attrayant mais présente l’avantage d’être une bonne base de départ pour partir à la découverte de l’île. Ces petits ports sont souvent animés par trois personnages incontournables : l’homme à tout faire, le « Quay man », que nous avons vite rebaptisé le « Cayman », le « Waterman » qui a la clé du cadenas condamnant le tuyau de la précieuse denrée et le Capitaine de port- Coast guard dont le bureau est ouvert 24 h sur 24 en dehors des heures de sieste. Sur le quai un Cayman tout de bleu vêtu et une casquette style pilote de Hambourg vissée sur la tête nous prend les amarres.
A peine reprises au taquet, nous enfourchons deux scooters flambant neuf, plus rouge que rouge. En route pour de nouvelles aventures.
Au sud de l’île sur un promontoire rocheux domine le monastère de la Panagia Chryssopigi. La veille la journée avait du être festive : drapeaux en guirlandes, estrades pour discours, chaises multiples autour de la chapelle où s’activent trois personnes pour remettre en état le saint-lieu. La vierge protège Sifnos. Ça mérite bien une petite fête de temps en temps.
Au nord de l’île, un minuscule village de pêcheurs, blotti au fond de la baie Ayios Yeorios, étroite et profonde. Adonis, nous reçoit dans sa taverne, son père lance le feu de bois. Les poissons grillent. Plus loin un potier fait découvrir son atelier, son tour et ses créations.
Fin de journée dans les ruelles de Kastro, le Saint Paul de Vence de l’île. Sur la place du village des cris, des répliques, des voix qui portent. Caméras, projecteurs des acteurs s’invectivent. Sûrement un futur film pour le cinéma genevois Scala.
Jus d’oranges au café Fidel en écoutant de la musique cubaine. Normal à Kastro ! non ?
Le « Waterman » est là, l’eau coule à flot dans les réservoirs. Un petit coup de dessalage de Troll dont les yeux brûlent. Un mini remplissage de cambuse à l’épicerie du coin sans oublier le retziné Kourtaki et c’est reparti ; en route vers la voisine Sérifos et son mouillage ferrugineux insolite, Megalo Livahdi. Des ponts de chargements de minerais, quelques vieux wagonnets rouillés, des voies tortueuses à flanc de montagne rouillées rappellent que de 1880 à 1930 une mine de fer fut ici en exploitation. Proche de la plage, un bâtiment néo-classique au toit effondré, ancien siège de la direction minière, d’aspect piteux, peut être honteux d’avoir participé aux ordres donnés aux policiers grecs de tirer sur les mineurs en grève, policiers qui à leur tour finirent lapidés par les femmes des mineurs. C’était en 1916.
Baignade dans une eau certainement ferrugineuse.
Troll est en passe de terminer la confection de son précieux collier de Cyclades, en passe d’enfiler sa dernière perle, Kythnos.
Vers le nord de l’île, un cordon sableux joint la petite île de Loukas à l’île mère créant deux baies gréco- polynésienne très prisées des Athéniens. La marina de Vougliamini n’est qu’à 35 Milles et ça se voit en ce magnifique week-end. Le dilemme est donc magnifique paysage assorti de très nombreux bateaux d’un côté ou beau paysage solitaire de l’autre. Troll, éternel individualiste, opte pour la seconde solution, une large baie, ou notre nageuse professionnelle peut sans difficulté avaler son dernier km de crawl cycladique. Vers le large, à l’ancre, un gros yacht d’une cinquantaine de mètres. Juste un petit peu petit pour l’hélico à l’arrière. L’équipage vêtu de blanc descend ces chers bambins à la plage tellement plus rigolo que les salons moquettés et l’air conditionné.
Vers l’arrière s’estompent les Cyclades bleues et blanches rafraîchies de Meltem ; au bout de la proue, Hydra sort de la brume, posée sur une mer tellement plate et huileuse que l’on serait tenté d’accompagner Troll à vélo. Sur tribord passe lentement un gros rocher solitaire qui nous domine de ses 300 mètres.
Dans le port de Kamares sur le tribord de Troll trônait un énorme yacht d’une cinquantaine de mètres. Nous connaissions les plateformes arrières pour que l’hélicoptère puisse se poser sans perdre une seconde depuis l’aéroport où le jet privé vient de se poser. Ici c’est différent : l’arrière du yacht s’ouvre sur toute la largeur comme sur un ferry pour laisser descendre les deux 4x4… Et bien pour Hydra nous avons une proposition : pour être vraiment branché, ouvrir l’arrière du bateau et laisser descendre … deux mulets. Car à Hydra le moteur à explosion est banni et les chauffeurs de taxis sont muletiers ! Mais les mulets ne sont pas la seule spécialité d’ Hydra. Son port c’est tout simplement la place de la Concorde aux heures de pointe mais en version minuscule. C’est la valse des ferries, des plaisanciers, des pêcheurs, des bateaux taxis. Chacun se faufile, se bat avec son ancre qui en a remonté deux autres en prime. Les Coast Guards déprimés ont du s’enfermer dans leur bureau pour ne pas assister au massacre. Une seule recommandation : rester calme ! Un voilier nous double bien trop vite : « Where are you going ?» « There ! » montrant une place réservée aux taxis « Then wait a bit ! » Un petit bonhomme rondouillet à la barbe fleurie s’agite sur le quai, nous fait de grands signes pour nous signaler qu’un bateau va bientôt libérer une place. La chaîne se dévide, les amarres sont lancées. La bâbord dans une salade grecque, la tribord sur un calamar grillé : nous sommes à 4 mètres d’un bistrot. On vous avait dit que c’était minuscule. En réalité notre gentil barbu-pâtre grec évita les assiettes. « Efkaristo poly ! »
L’amarrage terminé il est temps de lever les yeux vers le décor du théâtre qui nous entoure. Les petites maisons ottomanes ceinturant le port, maison de pêcheurs blanches ou colorées, austères maisons patriciennes de pierres grises
les Archontika - des puissants armateurs de la fin du 18ème siècle, sévères de l’extérieur mais riches et fleuries derrière les murs épais. La sublime Porte leur avait accordé la liberté de commerce sur toutes les mers et tout ce qui permettait d’augmenter sa fortune était bon : quelquefois commerce honnête, un petit peu pirates, un petit peu contrebandiers, fournisseurs des armées en lutte à l’époque napoléonienne. Difficile aujourd’hui d’associer à ce village une telle puissance. Difficile d’imaginer que Hydra abritait la première Ecole de Marine Marchande d’Europe. Les maisons patriciennes ont changé de main. La bonne bourgeoisie athénienne et la « jet set » ont remplacés les armateurs. Quoique…
Mais c’est aussi le havre des artistes, des peintres et des dessinateurs. Aujourd’hui c’est une école de dessin nippone qui a débarqué sur l’île. Pas un coin de rue, pas une extrémité de quai sans une silhouette menue, assise sur un pliant, le chapeau cloche sur la tête, le cahier de croquis sur les genoux qui fixe le moment magique au crayon, à la plume, à l’aquarelle.
Au sud ouest du port, le chemin en corniche découvre de splendides points de vue vers le Péloponnèse qui se colore de mauve puis d’orange, dernier cadeau d’un soleil fatigué de sa journée. Attablés à la taverne « Kondylenia » nous dégustons de succulentes spécialités. A la table voisine, la vingtaine d’artistes nippons commentent les sushis grecs.
Au petit jour, sur le quai, plus trace de tables de bistrot. Hydra joue une nouvelle pièce : « Le déchargement des navires au 19ème siècle ». Les caisses, les cartons s’accumulent sur le quai. Des dizaines de mulets résignés attendent leur chargement. Certains partent avec de longs fers à béton. D’autres acheminent des « packs » d’eau minérale. Un mulet chargé d’un gros carton marqué « Caution ! Laser Printer » se dit s’être trompé de siècle. Et les muletiers parlent mulet couramment : «Brrrrr !" veut dire avance de cinq mètres « Brrrrr ! Brrrrr ! » Arrête toi ! Les Brrr Brrrr’s réveillent une Hydra encore endormie.
Arriver dans le port d’Hydra est comme on l’a vu assez sportif mais en partir… mama mia ! Les bateaux se sont accumulés au cours de la journée précédente sur deux ou trois lignes et maintenant c’est l’heure du départ. Un bateau à quai décide de partir en premier se moquant complètement des deux rangées qui l’enferment. Les équipages des autres bateaux font un petit peu de place pour que ce malotru se faufile. Mais bien entendu sa chaîne est sous 4 ou 5 autres et au bout de presque une heure d’efforts, après avoir remonté deux ancres des voisins et emmerdé tout le monde le voici enfin dégagé. Des autres bateaux partent à l’unisson des applaudissements qui nous valent en retour un bras d’honneur de la propriétaire-plaisancière-plaisantin. Il y a des moments ou on a honte d’être français.
Vous allez être déçu : Troll remonte son ancre et aucune autre. Une première à Hydra.
Deux heures plus tard Troll embouque le chenal de Poros. La ville conique défile sur tribord avec son alignement de bateaux de pêches de bateaux de plaisance et de tavernes. Pas d’arrêt aujourd’hui à Poros car l’heure est à la nature, à la baignade.
Poros
Bien protégés derrière un imposant rideau d’arbres, d’un vent du sud qui forcit, nous admirons la Poros, pyramide qui se colore d’or pour faire place peu à peu à l’argent de la ville nocturne.
Le jour se lève et notre nageuse professionnelle est à l’eau. L’ultime bain Saronique 2009 avant de rallier le port de Poros.Bien protégés derrière un imposant rideau d’arbres, d’un vent du sud qui forcit, nous admirons la Poros, pyramide qui se colore d’or pour faire place peu à peu à l’argent de la ville nocturne.
Les « Flying Dolphins » ont depuis 50 ans été l’image, l’emblème de la liaison entre le Pirée et les îles du golfe Saronique. Ces bateaux sur ski originaires de l’URSS, conçus pour desservir les villes le long de la Volga naviguent encore en petit nombre, cabossés, peints et repeints, bientôt tous désarmés. Leurs remplaçant, les « Flying cats », catamarans montrueux filant 40 nœuds, la terreur des plaisanciers amarrés à quai. A quarante nœuds ces bateaux ne crée pratiquement pas de sillage mais à 4 nœuds dans les ports, les vagues font entrer en transe rouleuse tous les quais avoisinants. Rouges, avec un énorme « Vodafone » peint, une publicité réussie. A Poros la fréquence des « Vodafone » est élevée : le voisin bâbord martèle le quai de sa jupe, un autre voit voler en éclats les verres de l’apéro. Ca donne plutôt envie de résilier l’abonnement et de signer avec Orange.
Et voici en cours d’amarrage un énorme Yacht bleu nuit : « Blue Belle ». Un tout aussi énorme personnage, Papadopoulos de Tintin en plus enveloppé, ou jeune frère de Chavez nettement plus rondouillet, regarde de la plage arrière d’un œil morne, la lippe molle, l’opération d’amarrage. Propriétaire du yacht ? Sur le quai on distingue une certaine agitation. Un camion citerne se gare, le cordon ombilical est en place l’équipage très professionnel, en uniforme fait le plein du monstre. Le fuel coule à flot. Quelques belles plantes commencent à apparaître : le genre mannequins colorés anorexiques. Et puis c’est l’effervescence. Tout ce petit monde descend se promener à terre. Les filles entourent un jeune presqu’aussi filiforme qu’elles chapeau-cloche, « Marcel » jaune et Bermudas ; les photos crépitent, des poses provocantes sont prises. Mais qu’est-ce mon bon ami ? Et bien devant vos yeux, vient de descendre, entouré de ses « admiratrices », le dieu du foot, sa majesté Ronaldhino. Le marchand de fuel est encore tout ému en montrant son T-shirt signé par Dieu lui-même pendant que le Captain négocie le plein de carburant de Troll, l’annexe de Blue Belle. Pour mettre de l’ambiance on aimerait conseiller à Blue Belle de rentrer dans le port d’Hydra.
Demain Alain et Monique nous quittent et avec une semaine d’anticipation Catherine prépare un gâteau d’anniversaire, car Alain atteint un nouveau chiffre rond. 7 bougies plantées dans 7 morceaux de feta entourant une poignée d’amandes, un « gâteau » comme personne n’en a jamais vu.
Il est sept heures, Poros s’éveille, « Blue Belle » passe lentement le long du chenal. Sur la passerelle, Ronalhino, solitaire, regarde défiler la ville. Un Flying Dolphin, un des derniers, apparaît. Alain et Monique embarquent en direction du Pirée et Troll est tout triste.
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