Adieu Missolonghi et sa marina virtuelle. Troll glisse sur des eaux ioniennes et devant l’étrave se profile déjà Ithaque le royaume d’Ulysse. Comme pour Ulysse, pour le capitaine et son second, dix ans se sont écoulées depuis leur départ de l’île magique. A Vathy, ni Argus le vieux chien fidèle, ni Eumée le fidèle porcher, ne sont là pour prendre les amarres. Seul présent, un méchant vent de nord-ouest qui nous repousse au mouillage forain en milieu de baie, retardant ainsi d’un jour la fin de la longue errance, la longue Odyssée.
Les chemins caillouteux de l’époque de la guerre contre Troie ont fait place à de belles routes serpentant au milieu des champs d’oliviers ou de la garrigue chèvreuse. Plus trace de ces ânes au pied sûr qui se faisaient fi des sentiers les plus escarpés. Un rugissant scooter vole de collines en vallons plongeant le regard vers la voisine Céphalonie. Mais où est-il ce beau palais de Pilikata délaissé il y a tant d’années ? De la salle du trône je voyais les deux ports ouest et est : Polis et Friques où se préparaient mes vaisseaux pour aller conquérir le royaume de Priam. Rien ne subsiste ou presque : à peine quelques pans de mur aux belles grosses pierres ajustées. Les oliviers continuent de dévaler les pentes : ma légende demeure.
Friquès évoque une deuxième aventure une deuxième épopée beaucoup plus récente celle-là. Toujours en mal d’investissement immobilier résidence secondaire/ chef d’œuvre en péril, nous avions dégotté avant le départ vers Troie (comprenez : il y a une dizaine d’années), une superbe maison isolée au milieu de vergers descendant jusqu’à la mer. Oh bien sûr quelques lézardes striaient la façade, souvenir du terrible tremblement de terre de 1953. Mais après tout, le fait d’avoir survécu à cet épouvantable séisme était un gage de solidité exemplaire ! Isolée mais pas tout à fait. De l’autre côté du chemin une fontaine dispensait son eau claire par trois robinets de bronze. Quatre ou cinq retraités discutaient autour de la fontaine évoquant leurs souvenirs alternant en permanence les langues grecques et anglaises. Le capitaine et son étonnement de concierge apprirent vite que ces quatre Ithaquois venaient de rentrer sur leur île après des décennies passées en Afrique du sud à Johannesburg. Et plus de la moitié des habitants de l’île se sont expatriés ainsi en Afrique du Sud ou en Australie, la plus grande partie après le fameux tremblement de terre car disent-ils nous avions eu successivement les nazis et la guerre civile alors « The earthquake was too much ! ». « A qui appartient cette maison ? Savez-vous si elle est à vendre?” Nous apprenons finalement que les héritiers sont trois frères et une sœur. Deux frères tiennent un grand restaurant sur la place Omonia à Athènes et la sœur l’ hôtel Nostos à Friquès. Quelques minutes plus tard nous faisions notre entrée dans l’hotel Nostos. La soeurette ne voulait pas discuter de vente de maison mais appela son frère, le restaurateur athénien, dont l’amabilité téléphonique ne laissait pas présager une issue favorable à la négociation : « No, No, not interested. We keep it. No… » Le capitaine laisse ses coordonnées. « Wait and see ». Et bien, une Odyssée plus tard nous n’avons rien vu venir et aujourd’hui la maison, plus délabrée que jamais n’est pas prête à trouver un acheteur, mais le site est toujours aussi magnifique.
Schliemann, après s’être attaqué à Troie et à Mycènes, avait entrepris de découvrir le palais d’Ulysse le bourlingueur. Pour lui, aucun doute c’était à Aetos. Un coup de scooter et voici Aetos : quelques crottes de chèvre et une guérite-vente de billets écroulée, écroulée car les crottes de chèvre ne sont pas encore classées patrimoine de l’humanité par l’Unesco. Sacré Schlieman.
Il est inutile de consulter un calendrier pour savoir que juin a fait place à juillet. Les alignements de bateaux de location coques blanches contre coques blanches d’un bout à l’autre du quai. Les retraités font le dos rond.
Les criques de Méganisi défilent véritables parkings nautiques : les amarres se disputent les pins parasols des bords de l’eau. A la queue leu leu les bateaux changent de baie, échangent leurs places en fin de matinée : lundi baie Kapali, mardi baie Abelike, mercredi baie Atheni. Demandez le programme. Troll en est tout retourné.
Les balises du canal de Levkas défilent. Sur tribord les marais que les Romains avaient dragué il y a deux millénaires pour passer leurs trirèmes militaires et leurs bateaux de commerce en route entre Corfou et les îles du sud de la mer Ionienne. Ici et là quelques pans de murs de ce canal antique. Le sondeur dégouté par la consistance épaisse des eaux affiche buté 1.2m. Un petit coup de VHF : Troll annonce son arrivée à la marina de Levkas.
Contrairement à la Turquie, la Grèce est très avare de marinas. Beaucoup sont « en cours de réalisation » - la plupart du temps avec des fonds européens – et bien peu sont finies. Il semble que tout s’arrête après la réalisation des pontons d’amarrage. Les infrastructures – blocs sanitaires, bornes d’eau et d’électricité, surveillance etc rien n’est en place. L’avantage est bien sûr de bénéficier gratuitement de ces possibilités d’amarrage bien protégées. Mais il y a des exceptions et la marina de Levkas le long du canal du même nom en est une et c’est l’occasion de résoudre enfin un problème qui perdure depuis le début de la croisière : l’accouplement de la pompe de refroidissement du circuit hydraulique des stabilisateurs. Le capitaine avait réalisé un dessin d’une nouvelle pièce d’accouplement mais jusqu’à présent les ateliers de mécanique équipés d’un tour et d’une fraiseuse s’étaient montrés beaucoup plus rares que les marchands de tomates.
Takis contemple le dessin du capitaine : « Non c’est impossible. Nous n’avons pas l’équipement à Levkas ». « Ce n’est pas si compliqué. On peut réaliser cette pièce comme-ci et comme ça … » réplique le captain. Long silence méditatif. « Et vous la voulez pour quand cette pièce ? » « Hier ! » réplique le captain. « Impossible ! Mais OK pour demain 9.00 » Et bien le lendemain à 9.00 la pièce était terminée. Merci Takis.
Une séance de sauna au fond du compartiment moteur plus tard, la pièce était en place et le problème résolu. Enfin, on l’espère.
Levkas : encore une ville de la région rasée par le tremblement de terre de 1953 et reconstruite de manière un petit peu anarchique, un petit peu hétéroclite, avec les moyens du bord. Les tôles ondulées provisoires ont perduré et peintes, sont devenue coquettes. Ici et là, quelques demeures en bois à encorbellement aux balcons de fer forgés qui ont résisté au séisme. Levkas ? Vous mettez Cayenne et le Grau du Roi au fond d’un « shaker » vous secouez bien fort, c’est ça Levkas. Pierre aurait dit « délicieusement populaire ! ». Nous on dit « sympathique et attachant ».
Une fois de plus les « ponts et chaussées » se montrent reptiliens : la route serpente le long d’escarpements boisés d’oliviers et de pins qui alternent avec des falaises abruptes ourlées de plages d’albâtre. La côte ouest de l’île de Levkas, pratiquement inaccessible il y a encore dix ans, se dévoile aujourd’hui, superbe.
Quand on est femme au 7ème siècle avant JC, qu’on a l’esprit libre, qu’on se lance dans l’écriture de poèmes au contenu osé vantant les affinités féminines, la controverse et la critique doivent aller bon train. Est-ce pour cela ou un chagrin d’amour que Sapho, « La dixième muse » comme l’appelait Platon, se jeta de cette falaise que domine aujourd’hui le phare Doukato ? Une fin de poétesse, face à la beauté des îles qui s’égrènent à ses pieds flottant sur des eaux bleu gris : Ithaque, Céphalonie, Arkoudhion, Atokos.
Burgess, Monique et leur voilier Rainbow font leur entrée dans la marina. Après une course poursuite qui dure depuis la côte turque, les routes de Troll et Rainbow se croisent. Les verres tintent dans le cockpit et comme disait Henri Miller : « Le retsiné. Un petit blanc âpre qui transforme tout en poudre d’or et aère les poumons grâce à une espèce de laque de térébenthine raffinée qui en s’évaporant fait naître le bien-être, la joie et la conversation ».
C’est 10 heures. L’heure est ronde. Sur la route les feux sont au rouge. C’est le moment pour le pont routier tournant de s’effacer pour laisser le passage aux bateaux de plaisance s’apprêtant à quitter le canal. Troll embouque bientôt le chenal de Préveza. Sur tribord défile un gros chantier hérissé de centaines de mats et d’un impressionnant portique de manutention, un chantier nommé « Cléopâtre » et pour une bonne raison. Mais, patience, nous vous raconterons tout.
Certaines municipalités se montrent plus dynamiques que d’autres. Autrefois sans charme, sans aucun aménagement avec son quai bruyant encombré de parkings, Préveza est aujourd’hui transformé : le quai, piétonnier et fleuri se transforme des le coucher du soleil en « ramblas » où il fait bon déambuler nonchalamment entre les alignements de bateaux de plaisance et les kafeion en saluant au passage les Papadopoulos ou les Kostakis.
Nous sommes en 31 avant JC enfin, nous le saurons que dans 31 ans. Le grand Jules a été assassiné il y a maintenant 10 ans et son fils adoptif Octave domine la scène politique romaine. Mais conserver le pouvoir n’est pas facile surtout depuis que cet ambitieux de Marc-Antoine a dragué cette pimprenelle de Cléopâtre et uni ses forces avec celles de l’égyptienne nymphomane. La situation devient vraiment préoccupante depuis que ces forces dissidentes se regroupent au sud de Corfou, prête à débarquer sur les rivages calabrais et à marcher sur Rome. Octave réagit rapidement et ses troupes se pressent par terre vers le sud tandis que son armada de trirèmes descende l’Adriatique. Le 2 septembre, devant Actium, c’est le choc entre les deux flottes. Marc-Antoine et Cléopâtre qui avait voulu faire l’économie de l’achat des instructions nautiques se retrouvent faisant du nord face au vent habituel de cette région. Agrippa, l’amiral d’Octave est portant et plus manœuvrant. C’est la curée. Marc-Antoine et sa copine fuient à Alexandrie. Richard Burton, pardon Marc-Antoine, se suicide l’année suivante. Octave acclamé comme le sauveur de Rome est nommé empereur et prend le nom d’Auguste. Attention, cette version libre des évènements n’est pas reconnue par les historiens sérieux.
Auguste, qui n’était pas un clown, décide pour marquer l’évènement, de financer la construction d’une ville toute belle, toute neuve : ce sera Nicopolis la « ville de la victoire ». Il ne regarde pas à la dépense et la ville comptera bientôt 300'000 habitants.
Aujourd’hui seuls quelques pans de fortifications, un odéon et un stade ont été excavés. Au dessus de la ville domine le mausolée qu’Octave-Auguste fit ériger à sa propre gloire et orner de 36 rostres de trirèmes en bronze pris à la flotte égyptienne.
Au pied du mausolée, la plaine cultivée recouvre la ville enfouie par des siècles de fortunes diverses. Au loin la trouée du canal de Levkas. En plissant les yeux et en se concentrant très fort on distingue sur les eaux ioniennes les deux flottes en plein combat.
Les marinas grecques, nous l’avons déjà dit, sont perpétuellement sur le point d’être terminées. Mais ce que nous ignorions c’est que les musées peuvent aussi être frappés de la même maladie. Des « fouilleurs » nous indiquent que le musée du site de Nicopolis est fermé et remplacé par un nouveau musée tout moderne situé à deux kilomètres. Le nouveau musée est bien là. Belle architecture, engageant. « Non, non vous ne pouvez visiter, le musée n’est pas ouvert mais le sera probablement dans 2 semaines ». Un « probablement » qui sous-entend une ouverture … en 2010.
Au revoir Cléo, Antoine et Octave, allons flâner le long des quais fleuris, allons musarder chez le maraîcher d’un autre temps effectuant ses pesées sur une balance romaine en jonglant avec ses poids qui ont du voir passer des tonnes de légumes et compte en italien, petit rappel d’une période pas si ancienne, où les maisons prenaient les teintes de la côte ligure.
Au loin passe indolent l’ « Amara Zee » qui fait de l’est en direction de Vonitsa. Il faut sortir de nos flâneries. Demain Troll prendra la même direction car dans deux jours Caravanstage, la troupe des saltimbanques de la mer de Paul et Adriana, donnera son spectacle le long des quais de Vonitsa.
Un grand rouquin perché au sommet d’une échelle démonte un à un les têtes de lampadaire des quais et change les ampoules. Une chanteuse vocalise dans une sphère transparente et réclame plus de décibels pour le piano. Deux acrobates virevoltent dans la mature. Les artistes de Caravanstage sont en pleine préparation du spectacle prévu pour le lendemain. Paul, juché sur ses talons à ressorts arpente le quai, juge, conseille, critique.
Dans le port s’aligne toute une petite communauté de « yachties » très majoritairement britanniques : des « Westerly » de l’époque du Pyxidis ; un catamaran Warham qui faisait rêvé les soixantehuitards en mal de Lozère, de tissage et de moutons ; des « Jaguards » que Claude importait à Genève au début des années 70 ; un « shpountz » dans sa version « Lady Créole », le propre bateau de l’architecte Bombigher qui nous faisait tourner la tête il y a plus de 30 ans. A leurs bords les équipages sont assortis, grisonnants. Leur base est Vonitsa. De temps à autre un petit saut dans une baie pour changer encore une fois de décor et qu’il ne soit pas dit que l’on ne navigue plus, ou pour balader les petites-filles, fraîchement débarquées de London, et blanches comme leur Albion natale, rendant visite à ce farfelu de Grand-Papa. Sur le quai un point de rencontre, le Yacht Club Remezzo, un bistro au grand cœur qui accueille ces retraités loin de leurs bases qui viennent y refaire le monde à la sauce à la menthe en arborant le T-shirt du Club pour bien préciser que l’on en « fait Parti ». La pinède et ses infatigables cigales dominent le port. Loin, loin de la frénésie qui s’est emparé des îles ioniennes depuis ce début juillet.
Ce soir, l’équipage de Troll au grand complet, soit le Capitaine et le second, se rend au festival d’Avignon. Au programme : « Utopian Floes » - « Glaces flottantes utopiques » - écrit et mis en scène par Paul Kirby et présenté par la troupe Caravanstage dans sa version Vonitsa , la science fiction au service de l’engagement politique écologique. Tous les personnages viennent d’horizons, de planètes et d’époques différentes mais forment une petite société « Utopique » qui parcourt le système solaire à bord de leur vaisseau spatial et chacun continue à pratiquer son art et à le partager pour le sauver de la destruction et de l’oubli : poésie, chant, musique, acrobatie, informatique. Chacun se rappelle sa vision du monde avant la grande catastrophe. La langue est poétique, assemblage de mots apparemment sans liens mais recouvrant un foisonnement d’idées. Et comme l’aurait dit Jean-Louis Bory : « Un spectacle cérébral pour la bourgeoisie intellectuelle de gauche ». Peu à peu une partie du public décroche et se disperse. Les chaises vides se multiplient. D’autres s’accrochent. L’éternel affrontement des anciens et des modernes.
Paul et Adriana sont dans le cockpit de Troll libérés du souci des deux représentations de Vonitsa. Trois jours de repos avant de reprendre la mer vers Paxos et Corfou. Le show est décortiqué, les projets de voyage alignés. Leur moteur : la liberté des vrais créateurs indépendants de tout mouvement, de tout contrat, de tout point d’attache.
Loin très loin de cette vision à la fois anarchiste et libératrice, Troll remonte la mer Ionienne en direction de Corfou. Une mer Ionienne hyper saturée, bruyante et moutonnière.
Un petit coup d’œil au passage à la baie Fanari dont les alignements de parasols et de camping cars incitent à poursuivre vers la belle Parga et son mouillage légendaire au pied d’une chapelle carte-postale. Captain Smith y avait posé pour illustrer une carte de noël il y a une dizaine de nativités de cela. Les rives alignent aujourd’hui les hôtels. Des scooters des mers, skieurs et autres engins anti-nature parcourent une baie au fond de laquelle une chapelle recroquevillée se bouche les oreilles et se masque les yeux. Encore quelques milles et c’est Mortos et les îles Sivota, quelques îles vertes presque intactes. L’ancre trouve sa place entre deux îles au milieu d’un chenal en compagnie d’une cinquantaine autres. Les cigales chantent.
Pour le typique, le rustique, le populaire, une seule adresse : Plataria. Petit port de pêche actif quand les poissons nageaient encore en eau libre, Plataria s’est transformé en port de plaisance municipal grâce à la manne européenne. Un avant port non encore équipé en eau et électricité accueille Troll. Une élégante interpelle le Capitaine afin qu’il paye son écho : 3 Euros pour la nuit. Prix imbattable ! Havre pour les bateaux ventouses, monceau de rouille, bardés de toiles déchirées, bateaux retraite d’où émergent les incontournables petites têtes grises, bateaux de location « low cost ». Sur le quai viennent s’aligner quelques camping cars qui laissent s’époumonner un Michel Sardou plus mièvre que jamais.
Quitter Plataria où l’épicier fait une réduction sur chaque prix étiqueté en illustrant d’un lever de sourcil le drame de la vie chère et se rendre directement sans caisson de décompression à la marina de Gouvia à Corfou peut être très néfaste pour les âmes sensibles, les cœurs fragiles. Ici les bateaux ventouses ont fait place à de superbes voiliers de 30 mètres flambant neuf ou autres clinquants petits paquebots. Troll pour se donner une contenance lance un familier « Salut les copains » qui tombe complètement à plat.
Mais découvrir Corfou posé sur une mer lisse, ses maisons patriciennes pastelles alignées le long des remparts, ses deux forts vénitiens, la laisser sortir de l’eau peu à peu, c’est magique. Le grand livre de l’histoire de l’île à rebondissements se lit au fil des rues, au détour des avenues et des places. Les ruelles entrelacées, arcadées de la vieille ville avec le Liston réplique de la rue de Rivoli, portent la trace de la courte occupation française de la période napoléonienne. En face dans le parc de l’Esplanade, un match de cricket est en cours et rappelle la présence anglaise qui suivit. L’ensemble dominé par les deux forts vénitiens qui par leur masse, font bien savoir aux occupants de passage, que eux sont restés quatre siècles.
La côte de Corfou défile sur notre tribord. Troll a remis le cap au sud. Apres avoir atteint le sommet à Gouvia, Troll redescend tout schuss vers Marmaris. Ingrid et Gunther nos fidèles équipiers lacustres sont à bord. Au sommet d’une colline surgit de la canopée l’Achilleon, la demeure où Sissi venait y soigner sa déprime en compagnie de son fantasme, Achille, mort hélas depuis trente siècles. Chacun trouve son réconfort où il peut. Pour nous ce sera, moins original il est vrai, en se baignant dans une eau limpide face à Petriti.
Corfou s’éloigne dans le sillage, Paxos se découpe juste devant. La baie Lakka tend ses bras. A peine 20 bateaux au mouillage, un miracle. Plus tard Troll se sera quand même fait cinquante nouveaux copains. L’eau est turquoise, le village ravissant, les sardines grillées succulentes.
Pyxidis et Captain Smith avaient dit à Troll « Va jeter un coup d’œil à Gaio et à son chenal porto-finesque, c’est superbe ». Et bien la municipalité s’est endormie ou les droguistes n’offrent plus ni pinceaux ni peinture. Le village défile triste et sale. Les eaux stagnantes ne laissent pas entrevoir le moindre fond pourtant à peine distant de deux mètres. Troll pointe vers le large, vers Vonitsa à 47 miles au sud-est. Les lignes de traine sont à l’eau, la bâbord, équipée du superbe leurre offert par Enrique, le skipper de « Silent Wings » complice du rallye des îles du soleil revu avec grand plaisir à Gouvia. Le leurre eut beau être fabriqué à la main par de blanches mains catalanes qui fournissent le champion du monde de pêche au gros, seul compte le talent du pêcheur qui en l’occurrence n’est qu’un pauvre pêcheur. Si à la fin de la saison le bilan reste nul, alors le leurre, magnifique gerbe de plumes de mouettes blanches et rose ira garnir le revers de la veste du dimanche de Catherine.
C’est clair, c’est net, c’est précis : le pont routier barrant le canal de Levkas s’ouvre à toutes les heures rondes. Aujourd’hui c’est différent nous indique le préposé à la VHF, c’est toutes les 2 heures. La sieste ? La Saint Pont transbordeur ? On ne le saura jamais. Les bateaux s’agglutinent attendant patiemment que le pont dit tournant tourne. Et il finit par tourner.
Au pied de l’île de Skorpios, l’équipage se baigne dans une eau limpide. Ce cadre idyllique servit de modeste résidence de vacances à Onassis et sa nouvelle épouse Jackie ex-Kennedy. Troll se prend à rêver aux grands Yachts qui mouillaient là au temps de la splendeur du lieu : Christina, Britania d’où descendait à l’eau, en toboggan, son inséparable Havane entre les dents, Sir Winston, sous l’œil amusé de Margaret. Du beau monde, chère amie! Du beau monde !
En guise de petit entrainement pour un futur hypothétique périple norvégien, Troll adore les fjords : Vlikho pour commencer suivi de Sivota au sud de Levkas. Le point de mouillage trouvé au milieu du fjord de Sivota est sublime : bien protégé, vue centrale sur le petit village, peu de bateaux pour une fin juillet bondée. Peu de bateaux, certes, mais pas pendant longtemps. Tout l’après midi, une incessante file se presse dans ce superbe mouillage. A 19h nous sommes 134 dans cette petite baie et c’est le moment de déployer une grande banderole à l’entrée de la baie : « Full ! Come back tomorrow ». Quelques bateaux supplémentaires et on peut se passer d’annexe pour aller dîner dans la taberna de son choix.
Ulysse ne connaissait certainement pas le jeu des chaises musicales nautiques : au début de matinée la file quitte la crique A pour se rendre à la crique B que quitte une autre file qui part vers la crique C. C’est un jeu simple et de bon goût. Pour gagner il suffit de bien choisir l’heure de départ de A. Aujourd’hui A c’est Sivota et B c’est Kioni, petit port sur Ithaque, chez Ulysse justement. La place d’amarrage est superbe au quai du port mini Saint-Tropez ! Gagné! L’heure de départ de A était la bonne ! On se baigne dans une eau …cristalline (les précédentes étaient turquoises, limpides ou transparentes il fallait bien trouver autre chose), on lit, on se balade, on sirote un café frappé, la grande mode grecque. Les ferry débarquent touristes et approvisionnement. Sur le quai, abandonnés deux cartons de calamars surgelés attendent leur propriétaire. Une adresse au feutre illisible pour des analphabètes non hellénisants. Le retraité appuyé sur sa canne sur le seuil de sa maison est appelé à la rescousse. Son accent britannique des antipodes nous vient en aide. Le restaurant destinataire est identifié. Gunther et le Capitaine partent annoncer la bonne nouvelle au restaurateur qui vient récupérer ses 20 kg de calamars sauvés grâce à nous sans un merci. Ca méritait bien une portion de calamars frits. La prochaine fois les calamars dégèleront tranquillement au soleil…
L’histoire de la maison lézardée d’Ithaque, vous la connaissez déjà dans sa version « terrestre » remplacée aujourd’hui par la vision de cette magnifique vieille dame depuis la mer, solitaire, fière au milieu des pins et des ifs, surplombant la baie Kolpos Afales. Troll à ses pieds la salue très respectueusement tout en se disant : « C’est finalement moi qui l’ai emporté ! ».
La découverte de Céphalonie commence par Fiscardo, la seule ville de l’île qui ait échappé au redoutable tremblement de terre de 1953. Le pittoresque village muranesque vend ses charmes et croule sous le tourisme estival. Troll joue des fesses et se glisse entre deux futurs amis qui gentiment s’écartent sous la poussée.
L’île se déroule devant nos yeux enchaînant plages aux eaux limpides, montagnes sévères, sapins céphaloniens à toison foncée, village d’Assos accroché à sa presqu’île, il ne manque que le chant de la mandoline, celle du capitaine Corelli bien entendu. Face à Sami, Troll a une pensée pour la flotte de la Sainte Ligue qui a appareillé depuis bien longtemps pour aller défaire l’Ottoman à Lépante. Le petit port ne retentit plus des cliquetis des armes que l’on prépare mais seulement du va et vient de la plaisance estivale.
Ingrid et Gunther se sont envolés vers Genève et Troll « s’envole » vers Zante.
Après l’Amara Zee et son spectacle intellectuello-surréaliste voici, sur le port de Zakinthos, le « Ship of Fool » et son spectacle burlesque, l’histoire de Jason et de la Toison d’or revue et corrigée, bouffonnerie du moyen-âge, pantomime, du Molière-Galabru pour grossir le trait, des cris, des hurlements, on endure.
Les pieds dans l’eau, sous la treille, quelques calamars dans l’assiette sur la plage de Saint Nicolaos, un bout de quai, il faudra en parler à Troll qui nous attend dans le grand port pendant qu’un scooter brinqueballant et essoufflé secoue nos os autour de l’île.
Aucun naufrage ne constitue un sujet attrayant pour un navigateur. Et pourtant, qui aurait entendu parler du petit cargo « Panayotis » s’il n’avait pas eu l’idée de venir s’échouer au fond de la splendide baie de Agios Giorgios dominée de falaises blanches. La baie fut débaptisée. Ne demandez pas la route menant a Agios Giorgios, plus personne ne connaît. Demandez « la baie du naufrage ». La vision de ce cargo planté dans du sable blanc entouré de falaises est impressionnante depuis la petite plateforme en surplomb ou se succèdent les touristes : Clic photo, au suivant ! Mais les plus courageux, les inconscients, les fous se lancent sur le sentier qui serpente, se rétrécit, fait rouler ses pierres et glisse au bord de la falaise. Un faux pas et 200 mètres plus bas possibilité de photographier l’épave en gros plan. Un mari explique calmement à sa femme comment poser ses pieds et il n’est pas nécessaire de parler grec pour saisir que la pauvre est complètement tétanisée par le vertige. Que ne ferait-on pas pour une bonne photo. Fourbu, ruisselant, de retour au sommet le capitaine vide sa troisième bouteille d’eau glacée.
Lorsque l’on décrit un mouillage en mer Ionienne et que la phrase commence par « Nous étions mouillés sous … » ou « Nous étions mouillés au pied d’… » il suffit de remplacer les … par « une citadelle vénitienne » et on gagne à chaque fois. Pendant quatre siècles de présence commerciale sur la route de l’orient et de l’occident les doges-Pdg de l’entreprise Venise SA engrangeaient les richesses du commerce de l’Europe. Les palais qui peu à peu s’enfoncent dans la lagune pourrissante sont bien là pour en témoigner.
Au sud de Zante, Troll est à l’ancre au pied d’une citadelle … vénitienne.
Du côté de chez Nestor
Presque trois millénaires auparavant, à l’époque où peut être seuls quelques pêcheurs parcouraient la lagune, dans le sud du Péloponnèse s’épanouissait un royaume florissant : le royaume de Pylos. A l’époque d’Agamemnon et d’Ulysse, Nestor le grand roi de Pylos, fils de Nélée et petit fils de Poseidon (rien que ça !) bien que surnommé « le Pacifique », fourbissait ses armes. La guerre de Troie pointait à l’horizon. 70 milles séparent les Doges de Nestor ; 70 milles que Troll avala allègrement cap au 170 avant de pointer son museau dans la « marina » de Pylos. Une marina ni faite ni à faire. Sans aucun équipement. Bateaux le long des quais, le long des pontons, bateaux ventouses, abandonnés au cœur de cet abri non géré, non entretenu, délabré. Halte courte avant de gagner le quai commercial au cœur de la ville.
Sur les hauteurs dominant la baie du port antique qui vit appareiller la flotte nestorienne vers l’Hellespont, le Palais du grand roi, un palais que l’on pourrait confondre avec une grosse villa trois millénaires plus tard. Dans les appartements royaux, une baignoire rappelle que notre moyen-âge était tombé bien bas. A la table royale, au milieu du mégaron, on levait ses coupes d’or ciselées en l’honneur du grand roi pendant que rôtissaient les viandes sur les braises du foyer. Les convives ne se lassaient pas d’admirer les fresques animalières ornées de faucons, de griffons, de lions qui valaient à l’artiste présent au festin les compliments de chacun.
Mais Pylos c’est aussi Navarinou, l’immense baie fermée, un des meilleurs abris de la Méditerrannée. Navarin devenu tristement célèbre par une bataille navale complètement inutile. En 1827, les flottes française, anglaise et russe entrent dans la baie pour intimider Ibrahim Pacha et lui forcer la main car l’indépendance grecque est bien proche. Les négociations s’engagent et Ibrahim s’apprête à signer lorsqu’un soldat turque un petit peu trop nerveux tire et tue un officier de sa gracieuse majesté. « Unbearable !». Les canons tonnent : 60 bateaux turcs sont coulés, 6000 morts, 4000 prisonniers. L’histoire ne raconte pas ce qu’il est advenu du tireur d’élite.
Les canons se sont tus et plus paisiblement Troll se balance au nord de la baie. Seuls des cris d’enfants qui plongent et replongent trouble le silence car l’équipage est depuis la veille considérablement renforcé de deux quartiers maîtres et de trois moussaillons.
Pendant 10 jours Troll se transforme en terrain de jeu, en plongeoir et se dit qu’après tout il a été conçu aussi pour ça. Mais par-dessus tout, un évènement qui restera dans les annales du bord : les anniversaires du second et d’Estelle, la benjamine du bord, qui fête ses 4 ans. Un simple facteur 17.5 entre les deux. A la « Klimateria » excellente taverne raffinée de Methoni, au pied d’une citadelle …- oui vénitienne, vous avez encore gagné-, les plats-dégustations défilent en un carrousel salivant.
Terrain de jeu et plongeoir mais aussi d’apprentissage où les devoirs de vacances font places à des leçons de choses animées par la grand-mère biologiste devenue pour la circonstance spécialiste en méduse pelagia nocticula aux belles tentacules violettes. De baie en baie, ou plutôt de bain en bain, Troll progresse vers Kalamata où John le taxi Newyorquais est au rendez-vous. Trois petites mains s’agitent derrière la vitre arrière de la grosse Mercedes jaune. Et Troll se dit : « Je n’entends plus rien. J’ai du devenir sourd !».
Le Péloponnèse possède trois doigts pointés vers le sud. Celui du milieu, le plus long plonge dans la mer son cap Matapan sans bien s’avoir si c’est de la Méditerranée ou de l’Egée qu’il s’agit. Sur une main on appelle ça le majeur ici c’est le Magne. Une terre aride battue par le vent. Paysages sublimes paysages austères face au golfe de Messenie. Une terre qui forge les caractères. Terres de vendetta, de rivalités de clans, de résistance à l’envahisseur – les Byzantins et les Ottomans s’en souviennent - d’où qu’ils viennent ou d’émigration plutôt que de se soumettre. Un petit peu pirates aussi. Cargèse en Corse est peuplé de descendants de ces magniotes qui ne supportaient plus la Sublime Porte. On imagine qu’il se soient très bien acclimatés en Corse… La côte rude et pierreuse défile sur le bâbord : Gerolimenas, Alika et Vathia, villages hérissés de maisons-tours, hautes, ocres, fortifiées, aux ouvertures petites et rares –une sorte de Yemen grec – rappellent la lutte des clans ou maison rimait avec refuge ou hauteur de tour rimait avec puissance du clan. Sept dauphins jouent dans la vague d’étrave. Pas de vendetta chez les dauphins.
Le troisième doigt, lui, se termine par le cap Malée. Un petit peu partout dans le monde certains caps ont mauvaises réputation et le cap Malée n’est pas en reste. Quand un fort vent d’ouest méditerranéen vient télescoper un fort meltem Egéen sous le cap, la mer prend un aspect qui aurait pu inspirer Saint Jean lorsqu’il écrivait l’apocalypse. A l’abri sous l’île frangée de sable blanc d’Elefonisos, la plaisance y est traditionnellement en attente d’accalmie pour parer ce méchant éperon rocheux. Parmi les plaisanciers, si l’on peut encore appeler un tel paquebot « bateau de plaisance », un immense Yacht de 50 ou 60 mètres autour duquel s’affaire un équipage étincelant de blanc. La préparation des jouets des patrons et de leurs invités bat son plein : 6 scooters des mers pendent au bout de « cannes à pêche » en fibre de carbone, à l’arrière transformé en véritable ponto de marina, un canot d’une bonne dizaine de mètres pour l’exploration, un autre pour le ski nautique. Troll lance un ironique « Vous avez besoin d’une annexe ? ».
Aujourd’hui le temps est clément et la météo encourageante : la mer est plate. Un vrai temps pour la marine à vapeur.
A 20 milles au nord du cap, Ieraka était un bien joli mouillage : fjord minuscule, quai aux barques colorées deux tavernes qui fleurent bon la moussaka. Le vent d’est pousse une longue houle à la côte chargée de toute la gloire de notre civilisation d’emballeurs : Ieraka surnage au milieu de détritus plastifiés se disputant ce qui reste d’eau à un banc de méduses qui se prennent pour des emballages carrefour. Ieraka ce sera pour une autre fois. Cap sur Porto Heli le mouillage souvenir, l’arrêt technique avant l’arrivée de Patrick et Myriam qui viennent partager une nouvelle aventure nautique égéenne celle-là et cette fois sans Filao qui se morfond à Noumea.
Les problèmes de pompes (joint de la pompe eau de mer Perkins bâbord et pompe refroidissement stabilisateurs) sont résolus avec le concours de Stephan le mécano de chez Frank car, pour dépanner « Captain Smith » on se met en quatre – souvenirs, souvenirs.
Captain Smith devenu Troll retrouve Peter, Jenny et sir Charles toujours à bord de leur « Hai Kung Chu » sorte de jonque, princesse de la mer vieillissante. Retrouvaille chaleureuse. Evocation des folles soirées passées ensemble à chanter et danser.
Un garde côte rode sur le quai et regarde Troll avec insistance. Un nouvel épisode administrativo-kafkaien est-il en marche ? « Cette bouée est-elle à vous ? » demande le galonné. « Non » « Et bien si vous la voulez je vous la donne ». Muni de notre gaffe et en veillant à ne pas salir son bel uniforme, le préposé nous offre une superbe bouée rouge, une belle marque de mouillage. Vous voyez que tous les coastguards ne sont pas des maniaques de la paperasse.
C’est samedi et la horde des Megayachts s’alignent le long du quai. Un petit voisin d’une cinquantaine de mètres, « Odissey of London », un Ferretti « Custom Line » dont seuls les chantiers de Viarreggio ont le secret, cule à quai su notre bâbord. Equipage très « Class », manœuvre impeccable. Descend du bateau un gringalet de 60 ans aux cheveux clairsemés, bigleux et jaunasse suivi de deux gardes du corps, poche rebondie et talkie-walkie. Rencontre sur le quai avec un septuagénaire tremblotant short et chaussettes de fil blanc aux genoux : sa majesté Constantin roi de Grèce déchu depuis quarante ans. Mais de quoi peuvent-ils bien parler avec tant d’animation ? Peut être du fournisseur des chaussettes ? Qui sait ?
Les chemins caillouteux de l’époque de la guerre contre Troie ont fait place à de belles routes serpentant au milieu des champs d’oliviers ou de la garrigue chèvreuse. Plus trace de ces ânes au pied sûr qui se faisaient fi des sentiers les plus escarpés. Un rugissant scooter vole de collines en vallons plongeant le regard vers la voisine Céphalonie. Mais où est-il ce beau palais de Pilikata délaissé il y a tant d’années ? De la salle du trône je voyais les deux ports ouest et est : Polis et Friques où se préparaient mes vaisseaux pour aller conquérir le royaume de Priam. Rien ne subsiste ou presque : à peine quelques pans de mur aux belles grosses pierres ajustées. Les oliviers continuent de dévaler les pentes : ma légende demeure.
Friquès évoque une deuxième aventure une deuxième épopée beaucoup plus récente celle-là. Toujours en mal d’investissement immobilier résidence secondaire/ chef d’œuvre en péril, nous avions dégotté avant le départ vers Troie (comprenez : il y a une dizaine d’années), une superbe maison isolée au milieu de vergers descendant jusqu’à la mer. Oh bien sûr quelques lézardes striaient la façade, souvenir du terrible tremblement de terre de 1953. Mais après tout, le fait d’avoir survécu à cet épouvantable séisme était un gage de solidité exemplaire ! Isolée mais pas tout à fait. De l’autre côté du chemin une fontaine dispensait son eau claire par trois robinets de bronze. Quatre ou cinq retraités discutaient autour de la fontaine évoquant leurs souvenirs alternant en permanence les langues grecques et anglaises. Le capitaine et son étonnement de concierge apprirent vite que ces quatre Ithaquois venaient de rentrer sur leur île après des décennies passées en Afrique du sud à Johannesburg. Et plus de la moitié des habitants de l’île se sont expatriés ainsi en Afrique du Sud ou en Australie, la plus grande partie après le fameux tremblement de terre car disent-ils nous avions eu successivement les nazis et la guerre civile alors « The earthquake was too much ! ». « A qui appartient cette maison ? Savez-vous si elle est à vendre?” Nous apprenons finalement que les héritiers sont trois frères et une sœur. Deux frères tiennent un grand restaurant sur la place Omonia à Athènes et la sœur l’ hôtel Nostos à Friquès. Quelques minutes plus tard nous faisions notre entrée dans l’hotel Nostos. La soeurette ne voulait pas discuter de vente de maison mais appela son frère, le restaurateur athénien, dont l’amabilité téléphonique ne laissait pas présager une issue favorable à la négociation : « No, No, not interested. We keep it. No… » Le capitaine laisse ses coordonnées. « Wait and see ». Et bien, une Odyssée plus tard nous n’avons rien vu venir et aujourd’hui la maison, plus délabrée que jamais n’est pas prête à trouver un acheteur, mais le site est toujours aussi magnifique.
Schliemann, après s’être attaqué à Troie et à Mycènes, avait entrepris de découvrir le palais d’Ulysse le bourlingueur. Pour lui, aucun doute c’était à Aetos. Un coup de scooter et voici Aetos : quelques crottes de chèvre et une guérite-vente de billets écroulée, écroulée car les crottes de chèvre ne sont pas encore classées patrimoine de l’humanité par l’Unesco. Sacré Schlieman.
Il est inutile de consulter un calendrier pour savoir que juin a fait place à juillet. Les alignements de bateaux de location coques blanches contre coques blanches d’un bout à l’autre du quai. Les retraités font le dos rond.
Les criques de Méganisi défilent véritables parkings nautiques : les amarres se disputent les pins parasols des bords de l’eau. A la queue leu leu les bateaux changent de baie, échangent leurs places en fin de matinée : lundi baie Kapali, mardi baie Abelike, mercredi baie Atheni. Demandez le programme. Troll en est tout retourné.
Au sud de Megasini: le désert
Au nord, on s'échange les places de parking
En voilà un au moins que ça indiffère
En face, l’île de Skorpios est un défi à Mégasini : déserte, silencieuse, paisible. Un seul problème : il faut s’appeler Onasis et s’acheter une île si l’on veut être tranquille. A quelques encablures défile Nidri le long d’un étroit passage menant à la baie de Vlikho. Des milliers de mâts, bateaux à l’eau, bateaux stockés à terre dans des chantiers à l’ancienne alignant slips, luges et bois-pointelles, à l’infini. Bateaux délaissés, bateaux abandonnés, bateaux charters, bateaux de retraités qui attendent la fin de la crise de folie annuelle, un mélange hétéroclite, surréaliste. « Non je ne reste pas, je ne fais que passer » leur lance Troll. Le passage s’élargit Troll pointe son nez dans la vaste baie fermée de Vlikho. L’eau est verte et lisse, les collines boisées, quelques villas et inévitables tabernas le long de la rive. Notre villa flottante est maintenant plantée au milieu de sa piscine, de son balcon-cockpit, se découvre une vue nouvelle tandis que son annexe-voiture invite à explorer les alentours.Au nord, on s'échange les places de parking
En voilà un au moins que ça indiffère
Les balises du canal de Levkas défilent. Sur tribord les marais que les Romains avaient dragué il y a deux millénaires pour passer leurs trirèmes militaires et leurs bateaux de commerce en route entre Corfou et les îles du sud de la mer Ionienne. Ici et là quelques pans de murs de ce canal antique. Le sondeur dégouté par la consistance épaisse des eaux affiche buté 1.2m. Un petit coup de VHF : Troll annonce son arrivée à la marina de Levkas.
Contrairement à la Turquie, la Grèce est très avare de marinas. Beaucoup sont « en cours de réalisation » - la plupart du temps avec des fonds européens – et bien peu sont finies. Il semble que tout s’arrête après la réalisation des pontons d’amarrage. Les infrastructures – blocs sanitaires, bornes d’eau et d’électricité, surveillance etc rien n’est en place. L’avantage est bien sûr de bénéficier gratuitement de ces possibilités d’amarrage bien protégées. Mais il y a des exceptions et la marina de Levkas le long du canal du même nom en est une et c’est l’occasion de résoudre enfin un problème qui perdure depuis le début de la croisière : l’accouplement de la pompe de refroidissement du circuit hydraulique des stabilisateurs. Le capitaine avait réalisé un dessin d’une nouvelle pièce d’accouplement mais jusqu’à présent les ateliers de mécanique équipés d’un tour et d’une fraiseuse s’étaient montrés beaucoup plus rares que les marchands de tomates.
Takis contemple le dessin du capitaine : « Non c’est impossible. Nous n’avons pas l’équipement à Levkas ». « Ce n’est pas si compliqué. On peut réaliser cette pièce comme-ci et comme ça … » réplique le captain. Long silence méditatif. « Et vous la voulez pour quand cette pièce ? » « Hier ! » réplique le captain. « Impossible ! Mais OK pour demain 9.00 » Et bien le lendemain à 9.00 la pièce était terminée. Merci Takis.
Une séance de sauna au fond du compartiment moteur plus tard, la pièce était en place et le problème résolu. Enfin, on l’espère.
Levkas : encore une ville de la région rasée par le tremblement de terre de 1953 et reconstruite de manière un petit peu anarchique, un petit peu hétéroclite, avec les moyens du bord. Les tôles ondulées provisoires ont perduré et peintes, sont devenue coquettes. Ici et là, quelques demeures en bois à encorbellement aux balcons de fer forgés qui ont résisté au séisme. Levkas ? Vous mettez Cayenne et le Grau du Roi au fond d’un « shaker » vous secouez bien fort, c’est ça Levkas. Pierre aurait dit « délicieusement populaire ! ». Nous on dit « sympathique et attachant ».
Une fois de plus les « ponts et chaussées » se montrent reptiliens : la route serpente le long d’escarpements boisés d’oliviers et de pins qui alternent avec des falaises abruptes ourlées de plages d’albâtre. La côte ouest de l’île de Levkas, pratiquement inaccessible il y a encore dix ans, se dévoile aujourd’hui, superbe.
Quand on est femme au 7ème siècle avant JC, qu’on a l’esprit libre, qu’on se lance dans l’écriture de poèmes au contenu osé vantant les affinités féminines, la controverse et la critique doivent aller bon train. Est-ce pour cela ou un chagrin d’amour que Sapho, « La dixième muse » comme l’appelait Platon, se jeta de cette falaise que domine aujourd’hui le phare Doukato ? Une fin de poétesse, face à la beauté des îles qui s’égrènent à ses pieds flottant sur des eaux bleu gris : Ithaque, Céphalonie, Arkoudhion, Atokos.
C’est 10 heures. L’heure est ronde. Sur la route les feux sont au rouge. C’est le moment pour le pont routier tournant de s’effacer pour laisser le passage aux bateaux de plaisance s’apprêtant à quitter le canal. Troll embouque bientôt le chenal de Préveza. Sur tribord défile un gros chantier hérissé de centaines de mats et d’un impressionnant portique de manutention, un chantier nommé « Cléopâtre » et pour une bonne raison. Mais, patience, nous vous raconterons tout.
Certaines municipalités se montrent plus dynamiques que d’autres. Autrefois sans charme, sans aucun aménagement avec son quai bruyant encombré de parkings, Préveza est aujourd’hui transformé : le quai, piétonnier et fleuri se transforme des le coucher du soleil en « ramblas » où il fait bon déambuler nonchalamment entre les alignements de bateaux de plaisance et les kafeion en saluant au passage les Papadopoulos ou les Kostakis.
Nous sommes en 31 avant JC enfin, nous le saurons que dans 31 ans. Le grand Jules a été assassiné il y a maintenant 10 ans et son fils adoptif Octave domine la scène politique romaine. Mais conserver le pouvoir n’est pas facile surtout depuis que cet ambitieux de Marc-Antoine a dragué cette pimprenelle de Cléopâtre et uni ses forces avec celles de l’égyptienne nymphomane. La situation devient vraiment préoccupante depuis que ces forces dissidentes se regroupent au sud de Corfou, prête à débarquer sur les rivages calabrais et à marcher sur Rome. Octave réagit rapidement et ses troupes se pressent par terre vers le sud tandis que son armada de trirèmes descende l’Adriatique. Le 2 septembre, devant Actium, c’est le choc entre les deux flottes. Marc-Antoine et Cléopâtre qui avait voulu faire l’économie de l’achat des instructions nautiques se retrouvent faisant du nord face au vent habituel de cette région. Agrippa, l’amiral d’Octave est portant et plus manœuvrant. C’est la curée. Marc-Antoine et sa copine fuient à Alexandrie. Richard Burton, pardon Marc-Antoine, se suicide l’année suivante. Octave acclamé comme le sauveur de Rome est nommé empereur et prend le nom d’Auguste. Attention, cette version libre des évènements n’est pas reconnue par les historiens sérieux.
Auguste, qui n’était pas un clown, décide pour marquer l’évènement, de financer la construction d’une ville toute belle, toute neuve : ce sera Nicopolis la « ville de la victoire ». Il ne regarde pas à la dépense et la ville comptera bientôt 300'000 habitants.
Aujourd’hui seuls quelques pans de fortifications, un odéon et un stade ont été excavés. Au dessus de la ville domine le mausolée qu’Octave-Auguste fit ériger à sa propre gloire et orner de 36 rostres de trirèmes en bronze pris à la flotte égyptienne.
Au pied du mausolée, la plaine cultivée recouvre la ville enfouie par des siècles de fortunes diverses. Au loin la trouée du canal de Levkas. En plissant les yeux et en se concentrant très fort on distingue sur les eaux ioniennes les deux flottes en plein combat.
Les marinas grecques, nous l’avons déjà dit, sont perpétuellement sur le point d’être terminées. Mais ce que nous ignorions c’est que les musées peuvent aussi être frappés de la même maladie. Des « fouilleurs » nous indiquent que le musée du site de Nicopolis est fermé et remplacé par un nouveau musée tout moderne situé à deux kilomètres. Le nouveau musée est bien là. Belle architecture, engageant. « Non, non vous ne pouvez visiter, le musée n’est pas ouvert mais le sera probablement dans 2 semaines ». Un « probablement » qui sous-entend une ouverture … en 2010.
Au revoir Cléo, Antoine et Octave, allons flâner le long des quais fleuris, allons musarder chez le maraîcher d’un autre temps effectuant ses pesées sur une balance romaine en jonglant avec ses poids qui ont du voir passer des tonnes de légumes et compte en italien, petit rappel d’une période pas si ancienne, où les maisons prenaient les teintes de la côte ligure.
Au loin passe indolent l’ « Amara Zee » qui fait de l’est en direction de Vonitsa. Il faut sortir de nos flâneries. Demain Troll prendra la même direction car dans deux jours Caravanstage, la troupe des saltimbanques de la mer de Paul et Adriana, donnera son spectacle le long des quais de Vonitsa.
Un grand rouquin perché au sommet d’une échelle démonte un à un les têtes de lampadaire des quais et change les ampoules. Une chanteuse vocalise dans une sphère transparente et réclame plus de décibels pour le piano. Deux acrobates virevoltent dans la mature. Les artistes de Caravanstage sont en pleine préparation du spectacle prévu pour le lendemain. Paul, juché sur ses talons à ressorts arpente le quai, juge, conseille, critique.
Dans le port s’aligne toute une petite communauté de « yachties » très majoritairement britanniques : des « Westerly » de l’époque du Pyxidis ; un catamaran Warham qui faisait rêvé les soixantehuitards en mal de Lozère, de tissage et de moutons ; des « Jaguards » que Claude importait à Genève au début des années 70 ; un « shpountz » dans sa version « Lady Créole », le propre bateau de l’architecte Bombigher qui nous faisait tourner la tête il y a plus de 30 ans. A leurs bords les équipages sont assortis, grisonnants. Leur base est Vonitsa. De temps à autre un petit saut dans une baie pour changer encore une fois de décor et qu’il ne soit pas dit que l’on ne navigue plus, ou pour balader les petites-filles, fraîchement débarquées de London, et blanches comme leur Albion natale, rendant visite à ce farfelu de Grand-Papa. Sur le quai un point de rencontre, le Yacht Club Remezzo, un bistro au grand cœur qui accueille ces retraités loin de leurs bases qui viennent y refaire le monde à la sauce à la menthe en arborant le T-shirt du Club pour bien préciser que l’on en « fait Parti ». La pinède et ses infatigables cigales dominent le port. Loin, loin de la frénésie qui s’est emparé des îles ioniennes depuis ce début juillet.
Ce soir, l’équipage de Troll au grand complet, soit le Capitaine et le second, se rend au festival d’Avignon. Au programme : « Utopian Floes » - « Glaces flottantes utopiques » - écrit et mis en scène par Paul Kirby et présenté par la troupe Caravanstage dans sa version Vonitsa , la science fiction au service de l’engagement politique écologique. Tous les personnages viennent d’horizons, de planètes et d’époques différentes mais forment une petite société « Utopique » qui parcourt le système solaire à bord de leur vaisseau spatial et chacun continue à pratiquer son art et à le partager pour le sauver de la destruction et de l’oubli : poésie, chant, musique, acrobatie, informatique. Chacun se rappelle sa vision du monde avant la grande catastrophe. La langue est poétique, assemblage de mots apparemment sans liens mais recouvrant un foisonnement d’idées. Et comme l’aurait dit Jean-Louis Bory : « Un spectacle cérébral pour la bourgeoisie intellectuelle de gauche ». Peu à peu une partie du public décroche et se disperse. Les chaises vides se multiplient. D’autres s’accrochent. L’éternel affrontement des anciens et des modernes.
Paul et Adriana sont dans le cockpit de Troll libérés du souci des deux représentations de Vonitsa. Trois jours de repos avant de reprendre la mer vers Paxos et Corfou. Le show est décortiqué, les projets de voyage alignés. Leur moteur : la liberté des vrais créateurs indépendants de tout mouvement, de tout contrat, de tout point d’attache.
Loin très loin de cette vision à la fois anarchiste et libératrice, Troll remonte la mer Ionienne en direction de Corfou. Une mer Ionienne hyper saturée, bruyante et moutonnière.
Un petit coup d’œil au passage à la baie Fanari dont les alignements de parasols et de camping cars incitent à poursuivre vers la belle Parga et son mouillage légendaire au pied d’une chapelle carte-postale. Captain Smith y avait posé pour illustrer une carte de noël il y a une dizaine de nativités de cela. Les rives alignent aujourd’hui les hôtels. Des scooters des mers, skieurs et autres engins anti-nature parcourent une baie au fond de laquelle une chapelle recroquevillée se bouche les oreilles et se masque les yeux. Encore quelques milles et c’est Mortos et les îles Sivota, quelques îles vertes presque intactes. L’ancre trouve sa place entre deux îles au milieu d’un chenal en compagnie d’une cinquantaine autres. Les cigales chantent.
Pour le typique, le rustique, le populaire, une seule adresse : Plataria. Petit port de pêche actif quand les poissons nageaient encore en eau libre, Plataria s’est transformé en port de plaisance municipal grâce à la manne européenne. Un avant port non encore équipé en eau et électricité accueille Troll. Une élégante interpelle le Capitaine afin qu’il paye son écho : 3 Euros pour la nuit. Prix imbattable ! Havre pour les bateaux ventouses, monceau de rouille, bardés de toiles déchirées, bateaux retraite d’où émergent les incontournables petites têtes grises, bateaux de location « low cost ». Sur le quai viennent s’aligner quelques camping cars qui laissent s’époumonner un Michel Sardou plus mièvre que jamais.
Quitter Plataria où l’épicier fait une réduction sur chaque prix étiqueté en illustrant d’un lever de sourcil le drame de la vie chère et se rendre directement sans caisson de décompression à la marina de Gouvia à Corfou peut être très néfaste pour les âmes sensibles, les cœurs fragiles. Ici les bateaux ventouses ont fait place à de superbes voiliers de 30 mètres flambant neuf ou autres clinquants petits paquebots. Troll pour se donner une contenance lance un familier « Salut les copains » qui tombe complètement à plat.
Mais découvrir Corfou posé sur une mer lisse, ses maisons patriciennes pastelles alignées le long des remparts, ses deux forts vénitiens, la laisser sortir de l’eau peu à peu, c’est magique. Le grand livre de l’histoire de l’île à rebondissements se lit au fil des rues, au détour des avenues et des places. Les ruelles entrelacées, arcadées de la vieille ville avec le Liston réplique de la rue de Rivoli, portent la trace de la courte occupation française de la période napoléonienne. En face dans le parc de l’Esplanade, un match de cricket est en cours et rappelle la présence anglaise qui suivit. L’ensemble dominé par les deux forts vénitiens qui par leur masse, font bien savoir aux occupants de passage, que eux sont restés quatre siècles.
La côte de Corfou défile sur notre tribord. Troll a remis le cap au sud. Apres avoir atteint le sommet à Gouvia, Troll redescend tout schuss vers Marmaris. Ingrid et Gunther nos fidèles équipiers lacustres sont à bord. Au sommet d’une colline surgit de la canopée l’Achilleon, la demeure où Sissi venait y soigner sa déprime en compagnie de son fantasme, Achille, mort hélas depuis trente siècles. Chacun trouve son réconfort où il peut. Pour nous ce sera, moins original il est vrai, en se baignant dans une eau limpide face à Petriti.
Corfou s’éloigne dans le sillage, Paxos se découpe juste devant. La baie Lakka tend ses bras. A peine 20 bateaux au mouillage, un miracle. Plus tard Troll se sera quand même fait cinquante nouveaux copains. L’eau est turquoise, le village ravissant, les sardines grillées succulentes.
Pyxidis et Captain Smith avaient dit à Troll « Va jeter un coup d’œil à Gaio et à son chenal porto-finesque, c’est superbe ». Et bien la municipalité s’est endormie ou les droguistes n’offrent plus ni pinceaux ni peinture. Le village défile triste et sale. Les eaux stagnantes ne laissent pas entrevoir le moindre fond pourtant à peine distant de deux mètres. Troll pointe vers le large, vers Vonitsa à 47 miles au sud-est. Les lignes de traine sont à l’eau, la bâbord, équipée du superbe leurre offert par Enrique, le skipper de « Silent Wings » complice du rallye des îles du soleil revu avec grand plaisir à Gouvia. Le leurre eut beau être fabriqué à la main par de blanches mains catalanes qui fournissent le champion du monde de pêche au gros, seul compte le talent du pêcheur qui en l’occurrence n’est qu’un pauvre pêcheur. Si à la fin de la saison le bilan reste nul, alors le leurre, magnifique gerbe de plumes de mouettes blanches et rose ira garnir le revers de la veste du dimanche de Catherine.
C’est clair, c’est net, c’est précis : le pont routier barrant le canal de Levkas s’ouvre à toutes les heures rondes. Aujourd’hui c’est différent nous indique le préposé à la VHF, c’est toutes les 2 heures. La sieste ? La Saint Pont transbordeur ? On ne le saura jamais. Les bateaux s’agglutinent attendant patiemment que le pont dit tournant tourne. Et il finit par tourner.
Au pied de l’île de Skorpios, l’équipage se baigne dans une eau limpide. Ce cadre idyllique servit de modeste résidence de vacances à Onassis et sa nouvelle épouse Jackie ex-Kennedy. Troll se prend à rêver aux grands Yachts qui mouillaient là au temps de la splendeur du lieu : Christina, Britania d’où descendait à l’eau, en toboggan, son inséparable Havane entre les dents, Sir Winston, sous l’œil amusé de Margaret. Du beau monde, chère amie! Du beau monde !
En guise de petit entrainement pour un futur hypothétique périple norvégien, Troll adore les fjords : Vlikho pour commencer suivi de Sivota au sud de Levkas. Le point de mouillage trouvé au milieu du fjord de Sivota est sublime : bien protégé, vue centrale sur le petit village, peu de bateaux pour une fin juillet bondée. Peu de bateaux, certes, mais pas pendant longtemps. Tout l’après midi, une incessante file se presse dans ce superbe mouillage. A 19h nous sommes 134 dans cette petite baie et c’est le moment de déployer une grande banderole à l’entrée de la baie : « Full ! Come back tomorrow ». Quelques bateaux supplémentaires et on peut se passer d’annexe pour aller dîner dans la taberna de son choix.
Ulysse ne connaissait certainement pas le jeu des chaises musicales nautiques : au début de matinée la file quitte la crique A pour se rendre à la crique B que quitte une autre file qui part vers la crique C. C’est un jeu simple et de bon goût. Pour gagner il suffit de bien choisir l’heure de départ de A. Aujourd’hui A c’est Sivota et B c’est Kioni, petit port sur Ithaque, chez Ulysse justement. La place d’amarrage est superbe au quai du port mini Saint-Tropez ! Gagné! L’heure de départ de A était la bonne ! On se baigne dans une eau …cristalline (les précédentes étaient turquoises, limpides ou transparentes il fallait bien trouver autre chose), on lit, on se balade, on sirote un café frappé, la grande mode grecque. Les ferry débarquent touristes et approvisionnement. Sur le quai, abandonnés deux cartons de calamars surgelés attendent leur propriétaire. Une adresse au feutre illisible pour des analphabètes non hellénisants. Le retraité appuyé sur sa canne sur le seuil de sa maison est appelé à la rescousse. Son accent britannique des antipodes nous vient en aide. Le restaurant destinataire est identifié. Gunther et le Capitaine partent annoncer la bonne nouvelle au restaurateur qui vient récupérer ses 20 kg de calamars sauvés grâce à nous sans un merci. Ca méritait bien une portion de calamars frits. La prochaine fois les calamars dégèleront tranquillement au soleil…
L’histoire de la maison lézardée d’Ithaque, vous la connaissez déjà dans sa version « terrestre » remplacée aujourd’hui par la vision de cette magnifique vieille dame depuis la mer, solitaire, fière au milieu des pins et des ifs, surplombant la baie Kolpos Afales. Troll à ses pieds la salue très respectueusement tout en se disant : « C’est finalement moi qui l’ai emporté ! ».
La découverte de Céphalonie commence par Fiscardo, la seule ville de l’île qui ait échappé au redoutable tremblement de terre de 1953. Le pittoresque village muranesque vend ses charmes et croule sous le tourisme estival. Troll joue des fesses et se glisse entre deux futurs amis qui gentiment s’écartent sous la poussée.
L’île se déroule devant nos yeux enchaînant plages aux eaux limpides, montagnes sévères, sapins céphaloniens à toison foncée, village d’Assos accroché à sa presqu’île, il ne manque que le chant de la mandoline, celle du capitaine Corelli bien entendu. Face à Sami, Troll a une pensée pour la flotte de la Sainte Ligue qui a appareillé depuis bien longtemps pour aller défaire l’Ottoman à Lépante. Le petit port ne retentit plus des cliquetis des armes que l’on prépare mais seulement du va et vient de la plaisance estivale.
Ingrid et Gunther se sont envolés vers Genève et Troll « s’envole » vers Zante.
Après l’Amara Zee et son spectacle intellectuello-surréaliste voici, sur le port de Zakinthos, le « Ship of Fool » et son spectacle burlesque, l’histoire de Jason et de la Toison d’or revue et corrigée, bouffonnerie du moyen-âge, pantomime, du Molière-Galabru pour grossir le trait, des cris, des hurlements, on endure.
Les pieds dans l’eau, sous la treille, quelques calamars dans l’assiette sur la plage de Saint Nicolaos, un bout de quai, il faudra en parler à Troll qui nous attend dans le grand port pendant qu’un scooter brinqueballant et essoufflé secoue nos os autour de l’île.
Aucun naufrage ne constitue un sujet attrayant pour un navigateur. Et pourtant, qui aurait entendu parler du petit cargo « Panayotis » s’il n’avait pas eu l’idée de venir s’échouer au fond de la splendide baie de Agios Giorgios dominée de falaises blanches. La baie fut débaptisée. Ne demandez pas la route menant a Agios Giorgios, plus personne ne connaît. Demandez « la baie du naufrage ». La vision de ce cargo planté dans du sable blanc entouré de falaises est impressionnante depuis la petite plateforme en surplomb ou se succèdent les touristes : Clic photo, au suivant ! Mais les plus courageux, les inconscients, les fous se lancent sur le sentier qui serpente, se rétrécit, fait rouler ses pierres et glisse au bord de la falaise. Un faux pas et 200 mètres plus bas possibilité de photographier l’épave en gros plan. Un mari explique calmement à sa femme comment poser ses pieds et il n’est pas nécessaire de parler grec pour saisir que la pauvre est complètement tétanisée par le vertige. Que ne ferait-on pas pour une bonne photo. Fourbu, ruisselant, de retour au sommet le capitaine vide sa troisième bouteille d’eau glacée.
Lorsque l’on décrit un mouillage en mer Ionienne et que la phrase commence par « Nous étions mouillés sous … » ou « Nous étions mouillés au pied d’… » il suffit de remplacer les … par « une citadelle vénitienne » et on gagne à chaque fois. Pendant quatre siècles de présence commerciale sur la route de l’orient et de l’occident les doges-Pdg de l’entreprise Venise SA engrangeaient les richesses du commerce de l’Europe. Les palais qui peu à peu s’enfoncent dans la lagune pourrissante sont bien là pour en témoigner.
Au sud de Zante, Troll est à l’ancre au pied d’une citadelle … vénitienne.
Du côté de chez Nestor
Presque trois millénaires auparavant, à l’époque où peut être seuls quelques pêcheurs parcouraient la lagune, dans le sud du Péloponnèse s’épanouissait un royaume florissant : le royaume de Pylos. A l’époque d’Agamemnon et d’Ulysse, Nestor le grand roi de Pylos, fils de Nélée et petit fils de Poseidon (rien que ça !) bien que surnommé « le Pacifique », fourbissait ses armes. La guerre de Troie pointait à l’horizon. 70 milles séparent les Doges de Nestor ; 70 milles que Troll avala allègrement cap au 170 avant de pointer son museau dans la « marina » de Pylos. Une marina ni faite ni à faire. Sans aucun équipement. Bateaux le long des quais, le long des pontons, bateaux ventouses, abandonnés au cœur de cet abri non géré, non entretenu, délabré. Halte courte avant de gagner le quai commercial au cœur de la ville.
Sur les hauteurs dominant la baie du port antique qui vit appareiller la flotte nestorienne vers l’Hellespont, le Palais du grand roi, un palais que l’on pourrait confondre avec une grosse villa trois millénaires plus tard. Dans les appartements royaux, une baignoire rappelle que notre moyen-âge était tombé bien bas. A la table royale, au milieu du mégaron, on levait ses coupes d’or ciselées en l’honneur du grand roi pendant que rôtissaient les viandes sur les braises du foyer. Les convives ne se lassaient pas d’admirer les fresques animalières ornées de faucons, de griffons, de lions qui valaient à l’artiste présent au festin les compliments de chacun.
Mais Pylos c’est aussi Navarinou, l’immense baie fermée, un des meilleurs abris de la Méditerrannée. Navarin devenu tristement célèbre par une bataille navale complètement inutile. En 1827, les flottes française, anglaise et russe entrent dans la baie pour intimider Ibrahim Pacha et lui forcer la main car l’indépendance grecque est bien proche. Les négociations s’engagent et Ibrahim s’apprête à signer lorsqu’un soldat turque un petit peu trop nerveux tire et tue un officier de sa gracieuse majesté. « Unbearable !». Les canons tonnent : 60 bateaux turcs sont coulés, 6000 morts, 4000 prisonniers. L’histoire ne raconte pas ce qu’il est advenu du tireur d’élite.
Les canons se sont tus et plus paisiblement Troll se balance au nord de la baie. Seuls des cris d’enfants qui plongent et replongent trouble le silence car l’équipage est depuis la veille considérablement renforcé de deux quartiers maîtres et de trois moussaillons.
Pendant 10 jours Troll se transforme en terrain de jeu, en plongeoir et se dit qu’après tout il a été conçu aussi pour ça. Mais par-dessus tout, un évènement qui restera dans les annales du bord : les anniversaires du second et d’Estelle, la benjamine du bord, qui fête ses 4 ans. Un simple facteur 17.5 entre les deux. A la « Klimateria » excellente taverne raffinée de Methoni, au pied d’une citadelle …- oui vénitienne, vous avez encore gagné-, les plats-dégustations défilent en un carrousel salivant.
Terrain de jeu et plongeoir mais aussi d’apprentissage où les devoirs de vacances font places à des leçons de choses animées par la grand-mère biologiste devenue pour la circonstance spécialiste en méduse pelagia nocticula aux belles tentacules violettes. De baie en baie, ou plutôt de bain en bain, Troll progresse vers Kalamata où John le taxi Newyorquais est au rendez-vous. Trois petites mains s’agitent derrière la vitre arrière de la grosse Mercedes jaune. Et Troll se dit : « Je n’entends plus rien. J’ai du devenir sourd !».
Le Péloponnèse possède trois doigts pointés vers le sud. Celui du milieu, le plus long plonge dans la mer son cap Matapan sans bien s’avoir si c’est de la Méditerranée ou de l’Egée qu’il s’agit. Sur une main on appelle ça le majeur ici c’est le Magne. Une terre aride battue par le vent. Paysages sublimes paysages austères face au golfe de Messenie. Une terre qui forge les caractères. Terres de vendetta, de rivalités de clans, de résistance à l’envahisseur – les Byzantins et les Ottomans s’en souviennent - d’où qu’ils viennent ou d’émigration plutôt que de se soumettre. Un petit peu pirates aussi. Cargèse en Corse est peuplé de descendants de ces magniotes qui ne supportaient plus la Sublime Porte. On imagine qu’il se soient très bien acclimatés en Corse… La côte rude et pierreuse défile sur le bâbord : Gerolimenas, Alika et Vathia, villages hérissés de maisons-tours, hautes, ocres, fortifiées, aux ouvertures petites et rares –une sorte de Yemen grec – rappellent la lutte des clans ou maison rimait avec refuge ou hauteur de tour rimait avec puissance du clan. Sept dauphins jouent dans la vague d’étrave. Pas de vendetta chez les dauphins.
Le troisième doigt, lui, se termine par le cap Malée. Un petit peu partout dans le monde certains caps ont mauvaises réputation et le cap Malée n’est pas en reste. Quand un fort vent d’ouest méditerranéen vient télescoper un fort meltem Egéen sous le cap, la mer prend un aspect qui aurait pu inspirer Saint Jean lorsqu’il écrivait l’apocalypse. A l’abri sous l’île frangée de sable blanc d’Elefonisos, la plaisance y est traditionnellement en attente d’accalmie pour parer ce méchant éperon rocheux. Parmi les plaisanciers, si l’on peut encore appeler un tel paquebot « bateau de plaisance », un immense Yacht de 50 ou 60 mètres autour duquel s’affaire un équipage étincelant de blanc. La préparation des jouets des patrons et de leurs invités bat son plein : 6 scooters des mers pendent au bout de « cannes à pêche » en fibre de carbone, à l’arrière transformé en véritable ponto de marina, un canot d’une bonne dizaine de mètres pour l’exploration, un autre pour le ski nautique. Troll lance un ironique « Vous avez besoin d’une annexe ? ».
Aujourd’hui le temps est clément et la météo encourageante : la mer est plate. Un vrai temps pour la marine à vapeur.
A 20 milles au nord du cap, Ieraka était un bien joli mouillage : fjord minuscule, quai aux barques colorées deux tavernes qui fleurent bon la moussaka. Le vent d’est pousse une longue houle à la côte chargée de toute la gloire de notre civilisation d’emballeurs : Ieraka surnage au milieu de détritus plastifiés se disputant ce qui reste d’eau à un banc de méduses qui se prennent pour des emballages carrefour. Ieraka ce sera pour une autre fois. Cap sur Porto Heli le mouillage souvenir, l’arrêt technique avant l’arrivée de Patrick et Myriam qui viennent partager une nouvelle aventure nautique égéenne celle-là et cette fois sans Filao qui se morfond à Noumea.
Les problèmes de pompes (joint de la pompe eau de mer Perkins bâbord et pompe refroidissement stabilisateurs) sont résolus avec le concours de Stephan le mécano de chez Frank car, pour dépanner « Captain Smith » on se met en quatre – souvenirs, souvenirs.
Captain Smith devenu Troll retrouve Peter, Jenny et sir Charles toujours à bord de leur « Hai Kung Chu » sorte de jonque, princesse de la mer vieillissante. Retrouvaille chaleureuse. Evocation des folles soirées passées ensemble à chanter et danser.
Un garde côte rode sur le quai et regarde Troll avec insistance. Un nouvel épisode administrativo-kafkaien est-il en marche ? « Cette bouée est-elle à vous ? » demande le galonné. « Non » « Et bien si vous la voulez je vous la donne ». Muni de notre gaffe et en veillant à ne pas salir son bel uniforme, le préposé nous offre une superbe bouée rouge, une belle marque de mouillage. Vous voyez que tous les coastguards ne sont pas des maniaques de la paperasse.
C’est samedi et la horde des Megayachts s’alignent le long du quai. Un petit voisin d’une cinquantaine de mètres, « Odissey of London », un Ferretti « Custom Line » dont seuls les chantiers de Viarreggio ont le secret, cule à quai su notre bâbord. Equipage très « Class », manœuvre impeccable. Descend du bateau un gringalet de 60 ans aux cheveux clairsemés, bigleux et jaunasse suivi de deux gardes du corps, poche rebondie et talkie-walkie. Rencontre sur le quai avec un septuagénaire tremblotant short et chaussettes de fil blanc aux genoux : sa majesté Constantin roi de Grèce déchu depuis quarante ans. Mais de quoi peuvent-ils bien parler avec tant d’animation ? Peut être du fournisseur des chaussettes ? Qui sait ?
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