Troll très fier brille et scintille de tous ses feux : le second est passé par là et un nettoyage à l’helvétique ça se remarque. Les draps sont repassés, la cambuse remplie, les micro-pannes évanouies. Nos hôtes peuvent arriver. Le Dauphin volant tout rouge qui vole depuis le Pirée se pose à Porto Heli. Des mains s’agitent. Myriam et Patrick débarquent de l’hydroglisseur et réembarquent sur Troll après une marche épuisante de trente mètres.
On ne se lasse pas de cette route entre les îlots bordés de criques accueillantes. La »bergerie » nous appelle encore une fois à une baignade réparatrice après le vacarme surchauffé du vaisseau de la Volga. Hydra, le passage obligé, son silence muletier, seulement troublé par le bruit des sabots sur les dalles lustrées, les puissantes « archontika » des armateurs du 19ème siècle, son port bondé où une place à quai relève du miracle ou du luxe. Le miracle eut lieu et une fois de plus les amarres furent lancées dans les assiettes de la taverne la plus proche hésitant entre une moussaka et un calamar farci. Et le parallèle avec la moussaka n’est pas arbitraire. La moussaka se cuisine en alternant les couches d’aubergines, de pommes de terre et de viande hachée, le port d’Hydra, lui, alterne d’autres couches : voiliers, bateaux à moteur et bateaux de pêche. La même recette en quelque sorte. Troll attache au fond du plat. Sur la deuxième couche, le bateau de Dimitris et Chrysanthème, architecte d’Athènes qui nous fait bien vite oublier son amarrage à couple à coup de coupes de « Veuve Clicquot ». Les voisins, informés de notre départ matinal au lever du soleil sont sur le pont, Dimitris a changé de place, le skipper russe d’Israël, chef d’une petite escadre d’étudiants de Tel-Aviv est prêt à prêter main forte. Le guindeau grince, la chaine s’emmagasine et … l’ancre se dégage sans remonter la moitié des ancres du port. Hydra aime bien Troll.
Hydra s’estompe dans le sillage et la lumière pastelle d’un ciel encore sans soleil. Une colonne de brume ajoute à la poésie du site. Ici j’arrête le poète : la colonne de brume n’est autre que la fumée incinératrice de la décharge publique… mais vous n’êtes pas obligé de le répéter. Pourquoi rompre le charme ?
70 milles à courir : Milos est au bout de l’étrave. Le capitaine a consulté ses deux oracles favoris : Poseidon et Windfinder qui prêchent dans le temple cosmique Internet. Tous deux ont donné leur énigmatique conseil « Que Troll profite de ces trois jours d’accalmie avant qu’Eole ne laisse paraître sa colère ! ».
Milos c’est un peu Santorin à l’échelle ½ : un cratère explosé dans lequel s’est engouffrée la mer. Et si la mer s’y est engouffrée pourquoi Troll ne s’y engouffrerait-t-il pas ? Les falaises travaillées par les éruptions successives, sorte de mille feuilles géantes alternent les couches jaunes, roses, ocres, grises et blanches. Mais la renommée internationale de Milos c’est sa Venus, ce chef d’œuvre de la sculpture Hellénistique que se disputèrent Français et Ottoman dans une suite de péripéties rocambolesques qui laissèrent la statue interloquée. Elle aurait paraît-il dit alors « Les bras m’en tombent » mais les avis des historiens ici divergent. Non là vraiment j’ai honte !
Ici encore fallait-il fuir les pirates barbaresques et se réfugier dans la ville haute : Plaka. Petit bourg vivant, dédale de ruelles serpentant entre les maisons fleuries, blanc des façades, bleu des portes et des fenêtres, style fidèle des Cyclades. Du café Utopia, ravissant les yeux, les coteaux dévalent jusqu’à une mer argentée incrustée de l’or d’un soleil fatigué de sa journée tandis que la voix de Maria Chaplin ravit les oreilles et que le goût n’est pas de reste avec la fraicheur d’un ouzo opalescent.
Au nord ouest d’Adhamas, deux petits ports de pêche insolites : Firopotamos et Mantrakia. Minuscules maisons colorées, souvent troglodytes, et bien fraîches l’été, flanquées d’abris, les Sirmata, pour protéger les barques de pêche des âpres vents hivernaux. Les rénovations bien visibles marquent l’intérêt que portent les bobos athéniens à ce site splendide. Entre deux coupes de champagne, Dimitris nous avait chaudement recommandé de longer la côte de prés en cet endroit. En tant qu’architecte c’est un connaisseur.
Les oracles ne se sont pas trompés et la mer est plate sans une ride. Un temps de rêve pour laisser tomber l’ancre à Kleftiko face à de surprenants pains de sucre criblés de grottes et d’arches et sortant d’une eau turquoise. Le cours de géologie continue avec la progression vers l’est. Les géologues de l’antiquité ne s’étaient pas trompés et il y a cinq millénaires l’obsidienne et le cuivre faisaient déjà la richesse de l’île. Aujourd’hui les pointes de flèche en obsidienne ne faisant plus recette et le cuivre chilien étant beaucoup plus rentable, les mineurs se sont tournés vers le kaolin, la perlite, le plomb, le manganèse et le soufre ; mines peu à peu fermées en fonction des impératifs du marché. Des vestiges d’installations minières défilent telles des « Ghost villages » des ruées vers l’or américaines, d’autres au contraire sont en pleine activité.
Accroché à l’îlot Poliagos, Troll regarde le soleil plonger derrière une Milos assoupie.
Une aube aussi calme que le couchant favorise la formation d’un épais brouillard : le radar écarquille les yeux. Quelques bateaux rapides nous croisent à 30 nœuds très proches mais invisibles. Leurs traces strient l’écran radar qui nous précise leur vitesse, leur cap, le point de croisement. Nous sommes bien loin des lugubres cornes de brumes qui trouaient un espace devenu imprécis. A l’approche de Folegandros l’île joue son rôle de radiateur et sort de la brume, magique, haute et pelée. Un petit bout de quai c’est Karavostasi, port des années 60 : plage de galets ombragée de tamaris, deux ou trois taberna, un poste de Coast Guards qui jugent complètement inutile d’enregistrer le passage de Troll mais se préoccupe du fondamental, car il est beaucoup plus important de laisser la place libre au cargo-réservoir d’eau attendu pour le lendemain : la survie de l’île rude et sèche au bout d’un tuyau. Un bus hoquette le long de la pente raide qui mène à Hora, la ville haute. Le village de Hora agrippé au bord d’une falaise qui plonge de 210 m dans la mer.
Des places ombragées en enfilade, un dédale de ruelles dallées fleuries de géranium, maisons cubiques à deux étages aux balcons de bois de couleurs vives. Un sentier dallé en lacets s’échappe du village vers l’église Kimissis Panagia en dévoilant des vues extraordinaires sur le village et la mer. L’église est fraîche et paisible tandis que sur le sentier se pressent des hommes et des femmes très élégants vers l’église car un mariage se prépare. Le marié et son témoin acheminent deux immenses cierges. Dans le village d’autres invités se préparent à escalader à leur tour la colline tandis que des popes entourent cérémonieusement l’évêque dont le regard lointain montre bien sa suprématie. A l’écart, un pope style bon-enfant préfère discuter avec ses paroissiens. L’heure de la cérémonie semble approcher : la mariée au bras de son père entame l’ascension d’un pas décidé. A la terrasse d’un bistrot une jolie brochette de retraités regardent impassible passer un mariage qui n’est certainement pas leur premier. Les terrasses des restaurants se couvrent de nappes blanches et fleuries. La soirée se promet d’être longue. Pour la bourgeoisie grecque nantie se marier dans une île semble être du dernier chic. L’année dernière c’était Kastellorizo, cette année c’est Folegandros.
Sur une des quatre places les nappes sont roses et non blanches. A Folegandros on ne fait pas que se marier on baptise aussi et aujourd’hui c’est sûrement une petite fille. Un Pope sort d’une chapelle suivi de la maman portant son chérubin. On se félicite, on se congratule entre nombreux invités car ici le baptême est l’évènement marquant d’une vie, son début réel tout simplement.
Si l’on considère qu’une éruption majeure se produit à Santorin tous les 10'000 ans et que nous allons y rester 3 jours, la probabilité de surfer sur une vague de 70 mètres de haut, comme celle qui a détruit la civilisation minoenne, et d’aller ainsi visiter Louxor et Abou Simbel en quelques heures est d’environ 1/1000'000. Nous irons donc visiter un jour l’Egypte en avion comme tout le monde et en attendant, allons explorer Santorin par cette mer lisse et accueillante. Le brouillard est à nouveau de la partie et le radar en pleine action. Le mur du cratère s’ouvre devant l’étrave, la visibilité redevient normale et les villages étincelants de blancheurs de Ioa et Tira, accrochés au bord du cratère, défilent sur notre babord. Troll navigue au cœur de la caldera, longe le sommet du cratère effondré, petite île de basalte noir convulsé aux émanations de soufre favorables au carénage sans effort. Troll ressort du cratère par l’entrée est vers la marina de l’île, véritable aubaine au milieu de ces fonds sans fond du cœur du cratère.
Un flash back s’impose ici tant le choc est grand 35 années après notre dernier passage à bord de notre petit voilier de 8 mètres et son vaillant équipage de trois moussaillons. Pas ou très peu de touristes. Amarrage à une tonne au pied de la ville, ascension à dos de mulet. Un village authentique habité par des paysans ou des pécheurs … Aujourd’hui des immenses bateaux de croisière déversent des milliers de touristes qui empruntent un téléphérique pour accéder aux rues de Tira, suite ininterrompue de boutiques vendant tous les mêmes souvenirs en provenance des mêmes usines chinoises qui produisent en série de si belles faïences si typiquement grecques. Une photo sur un mulet qui trouve que finalement cette nouvelle époque est beaucoup mois fatigante, et retour à bord de l’immense paquebot où l’on demande « Mais comment s’appelle cette île que nous venons de visiter ? «
Les routes présentent une file ininterrompue de voitures de location (dont la nôtre), de scooters aventureux, de bus bondés. Et c’est le mois de septembre !
Nos pas nous conduisent à Firostephania, la banlieue en quelque sorte, plus calme ne croulant pas sous la verroterie : chemin dallé en corniche au milieu de maisons cycladiques tantôt d’origine tantôt rénovées par des architectes parfois design, parfois maison strumpf. Face au soleil qui plonge dans le cratère, à la main, un verre d’Assirtiko, le célèbre vin blanc de l’île, dont les ceps profitent si bien des cendres volcaniques, ajoute une touche jaune.
Les oracles l’avait prédit le dieu Meltem s’est fâché, la mer se frange de blanc et bien amarré dans sa marina, Troll s’en moque pendant que l’équipage poursuit son exploration de l’île.
Encore un peu préservé, Ioa, plutôt refuge d’artistes à la mode, exposant dans de multiples galeries. Quelques hôtels, compositions de plusieurs anciennes maisons reliées par des terrasses, des escaliers, dégoulinent le long de la pente abrupte. Discrètes tavernes. Si à Tira on crie, ici on susurre. On susurre dans la galerie de ce peintre polonais hyperréaliste qui est prêt à consentirrrrrr des rabais exceptionnels de fin de saison.
La nuit ne sera pas artistique mais médicale. Le capitaine a un sérieux problème de plomberie et au bout de quelques heures c’est le départ à quatre heures du matin vers l’hôpital de Tira par une route enfin déserte. Le jeune médecin prévenu de notre arrivée est là, débouche la tuyauterie. « Merci docteur » c’est mon dernier souvenir. Le prochain ? Mon réveil à bord de Troll ! L’anesthésie locale n’était sans doute pas si locale que ça. L’autre version, la version de l’équipage, la vraie est que le fringuant capitaine retapé par le descendant d’Hippocrate a pris le volant, tourné en rond, s’est trompé de route, s’est arrêté au milieu d’un carrefour en disant « Prends le volant Patrick, je suis complètement perdu ». Heureusement qu’à six heures du matin tout le monde dort à Santorin.
Les quatre roues motrices de la petite Suzuki se régalent. La route étroite empierrée grimpe vers l’ancienne Tira en enfilant ses lacets variante récente du sentier muletier, vestige de l’époque romaine. Au fond de l’à pic, devenue peu à peu minuscule, la ville balnéaire de Kamari, aligne sa plage de sable noir piquetée d’un pointillé de parasols. Mais quelle idée d’aller implanter une ville sur une crête calcaire étroite, aride, battue par le vent. Pendant deux millénaires, des Doriens aux Byzantins, des hommes ont sué le long des pentes entre le port et la ville, une sueur qui se transformait en la sécurité de ce site imprenable. 400 m plus bas la mer Egée bleu nuit striée de blanc, secouée par le père Meltem qui ne se gène pas de donner au passage quelques claques aux visiteurs émerveillés par la beauté du site.
D’une salle du palais Ghizi s’échappent les notes d’un pianiste virtuose : une jeune asiatique en short se régale devant son piano à queue. Mais que se passe-il ? Le Concours annuel de piano de Santorin ouvert aux jeunes talents du monde entier vient de se terminer. Ce soir ce sera la remise des prix et un concert donné par les lauréats. Et le soir, l’équipage de Troll tend ses oreilles musicales. Après d’interminables discours où tout le monde se congratule « Cuvée de jeunes pianistes exceptionnelle ! Sponsor si généreux ! Ministère de la Culture si encourageant… » On s’embrasse, on essuie une larme. Même l’évèque qui prête le Palais y va de son petit compliment en réajustant son dentier toutes les deux phrases. Ce fut un festival de superbe musique magnifiquement interprétée par des adolescents doués, jeunes virtuoses de Russie, du Japon, de Chine, d’Azerbaijan, d’Arménie pour finir par le grand vainqueur de ce concours, la petite Coréenne qui pour l’occasion a troqué ses shorts de l’après-midi pour une robe du soir très « Concert Pleyel ». Le public applaudit debout.
Il y a bien longtemps les Dieux et les Géants se lancèrent dans une guerre à coups de pierres. De nombreux projectiles tombèrent au hasard dans les flots : ainsi naquirent les Cyclades arides et rocailleuses. Assistait au combat un grand papillon qui se posa sur la mer un peu à l’écart pour ne rien rater du spectacle. Le papillon s’appelait Astypalia.
Troll montre sa poupe aux Cyclades, la proue découvre les Dodécanèses.
Des marches, des centaines de marches. La progression est lente vers la ville haute de Chora dominée par la citadelle des nobles Quirini, vénitiens bien entendu. Les balcons de bois colorés rappellent ces trois siècles où les hommes de la lagune régnaient sur l’île. Quelques maisons en cours de rénovation montrent que peu à peu Astypalia, sort de son isolement, ni vraiment Cyclade, ni vraiment encore Dodécanèse mais un charme fou. D’une terrasse adossée au contrefort du château sort un « Vous êtes perdus ? ». Un couple belge vient de terminer la restauration d’une casemate vénitienne, à la porte du château. Catherine, la châtelaine, historienne d’art est toute heureuse et enthousiaste d’habiter sur ce site mélangeant temple antique et architecture vénitienne.
Sur la crête, en contrebas, s’alignent les traditionnels moulins qui n’ont plus vu ni grains ni olives depuis longtemps. Troll bien amarré à cette nouvelle jetée équipée d’eau et d’électricité songe à son ancêtre Francesca ancrée au milieu de la rade et tirant sur sa chaine dans un violent coup de Meltem et se dit « C’est quand même plus confortable aujourd’hui ». Le capitaine se rend à la capitainerie pour s’acquitter de la facture électrique mais personne ne sait qui est responsable de ces installations portuaires. Les pêcheurs questionnés haussent les yeux au ciel « Dimitri Tu sais qui s’occupe du port ? » « Aucune idée Ioannis ! » C’est aussi ça le folklore grec ; c’est aussi caractéristique que le bouzouki.
Au fond de la baie s’alignent une bonne dizaine de grosses bouées rouges qui inspirent confiance. Sur chaque bouée un nom de taverne, d’une des quatre tavernes du village qui se partagent la clientèle plaisancière. Face aux bouées s’étire le petit village d’Emborio adossé à la montagne de Kalimnos. Troll jette un coup d’œil à la bouée qui le retient : « Captain Costas ». Pour nous ce sera donc la taverne de Costas qui nous grille une grosse dorade au feu de bois. Le Capitaine se régale, le second trouve que dorade rime avec sagex. Une pluie bien inhabituelle part à l’assaut des superstructures de Troll ravi de cette douche de dessalage. Vent, tonnerre et éclair. La bouée de Costas semble solide.
Quatre mois après son blanchissement administratif Troll se retrouve à Patmos, chez Saint Jean l’inventeur de l’Apocalypse. L’équipage se rue à l’assaut du monastère par la face Est pendant que le capitaine fait marquer son passage de tampons coatguardiens apposés sur le sacro-saint « Transit Log ». Plongé dans la lecture de l’Apocalypse le mécréant se demande ce que pouvait bien fumer sur la fin de sa vie l’apôtre préféré pour faire preuve d’une imagination aussi délirante.
Aujourd’hui, à Lipsos, c’est la fête de la Croix : « L’invention de la Croix ». Une fête qui apparaît comme très importante dans la liturgie Orthodoxe. Un petit peu d’histoire. Au quatrième siècle Hélène a une vision et désigne une croix comme étant celle du supplice. Deux siècles plus tard les Byzantins se la font voler par les Perses. Quelques temps plus tard les Byzantins flanquent une raclée aux Perses et récupèrent la Croix qui revient en grande pompe à Jérusalem. Ce jour est alors nommé « L’invention de la Croix ». Pendant les siècles moyenâgeux, le trafic des reliques bat son plein. Des morceaux de la croix se retrouvent partout et, comme disait Calvin « Il y a suffisamment de bois pour construire une bonne dizaine de navires ».
Trafic ou pas trafic, aujourd’hui la population de Lipsos - grand-mères vêtues de noir, jeunes mères colorées juchées sur leurs talons aiguilles, adolescents de l’école encadrés par leur instituteur – tout ce petit monde se presse sous les voutes de la basilique. Le pope au chignon gris psalmodie pendant trois heures relayé par trois chantres aux voix profondes avant de distribuer à ses fidèles le pain et le basilic.
La Sérénissime République, le meilleur business du Moyen-age. Bien sûr il y avait de la concurrence : Gênes, Amalfi, Pise sans oublier les banquiers florentins. Mais rien n’égalait Venise. Une fois de plus Troll est ancré au pied d’une… citadelle vénitienne que Patrick et Myriam s’empressent d’escalader. C’est Panteli sur Leros. Le vent vient de l’est, des côtes turques rouges et au petit jour, Troll se découvre une fine parure sanguine qui disparaît sous les torchons affairés de l’équipage.
Troll sent son ancienne écurie : la marina de Turgutreis se profile. Les deux fusées minaret n’ont toujours pas décollé, l’immense drapeau rouge au croissant et à l’étoile flotte toujours au dessus de la ville.
Un Rib sort de la marina de Kos à la rencontre de Troll « Avez-vous deux moteurs et un propulseur d’étrave ? Le bateau est manœuvrant ? 30 tonnes ? Bon suivez moi ! » Et Troll s’enfile dans un petit coin bien douillet. Un petit coup de Rib sur la hanche et c’est fini. De l’autre côté du ponton Aprilis lance un « Salut ! Qu’est ce que tu deviens? ».
Le temps est loin où Denham disait « Ne ratez pas Cos ses andouillettes sont succulentes ». Les andouillettes ont fait place aux inévitables magasins de chinoiserie « typiquement grecques », aux enfilades infinies de tavernes et aux discos. Les fils des charcutiers d’antan sont aujourd’hui Disc Jockeys. Pas de taverne ce soir. La cheffe se lance dans la grande cuisine internationale : des crevettes de Thailande accompagnées de cous-cous du Magreb et d’une sauce relevée qui ne se trouve qu’à Madras.
Fuyant la ville défigurée quatre motards casqués attaquent les pentes boisées de l’île pour découvrir pour les uns ou redécouvrir pour les autres l’Asclépios et son centre médical où officiait le père de la médecine, l’inventeur de l’éthique médicale, Hippocrate. Les ruines sont éparses, l’imagination fait le reste.
Au milieu des pinèdes pentues s’étage le village de Zia dont il faut aujourd’hui traverser le centre défiguré par les boutiques d’où pendent les fausse poteries antiques (made in China), faux kilims (made in China), faïences ornées d’olives peintes (made in China) et surtout les inévitables coquillages du pacifique, sans regarder, sans s’arrêter. Les ruelles continuent vers le haut du village et c’est bientôt le village d’autrefois, paisible, déserté par le tourisme consommateur. Presqu’au sommet, au milieu de treilles et de cognassiers la petite Auberge Zia où Nicolas accueille ses clients de son inimitable sourire. « La meilleure Moussaka d’Europe » affiche-t-il. Il a dû encore améliorer la recette car la dernière fois c’était « La meilleure Moussaka de Méditerranée ».
L’équipage entrainé par la gazelle du bord Myriam se lance à l’attaque de la montagne trecking digestif avec élimination de calories moussakiennes. Le capitaine se lance dans une longue conversation avec Maria, la nièce de la légendaire Maria, l’aïeule fondatrice de la seule boutique du haut du village et partie aux Etats-Unis dans le New-Jersey rejoindre son fils à la suite de toute une série de drames familiaux et de morts violentes. En moins d’une heure le capitaine apprend tout sur la gigantesque magouille du commerce touristique, sur l’origine chinoise des souvenirs, sur l’importateur exclusif athénien qui approvisionne toutes les boutiques avec les mêmes produits. La jeune Maria, écœurée, ne réapprovisionne plus son magasin, écoule le stock de la vieille tante avant de se lancer peut-être dans l’écriture.
Les guides parlent de chemin caillouteux seulement accessible au 4x4 mais la manne européenne est encore passée par là : un splendide tapis de bitume tout neuf avale nos scooters jusqu’à la capitale. Personne sur cette route pour l’instant confidentielle et découverte après quelques passages à travers villages déserts et fermes, guidés par quelques nébuleuses explications paysannes.
Le meltem a pris congé aujourd’hui : cap sur Symi l’italienne. Incursion dans les eaux territoriales turques, changement de drapeau, le blanc et bleu fait place au rouge pour ne pas heurter la vigie de garde dans son mirador au sommet de la falaise. Troll embouque à 8 nœuds la passe entre Symi et l’îlot Nimos sans sourciller. Les cartes de détail et le sondeur sont là pour indiquer que les eaux cristallines qui défilent sous la quille n’ont pas dix centimètres de profondeur mais 4 mètres. Il y a 35 ans, sans carte de détail et sans sondeur Francesca passait au ralenti, le Capitaine lançant le plomb de sonde devant l’étrave.
Halte sauvage sous le rocher d’Aghia Marina. Mouillage, amarrés à la rive et baignade. La nuit ne sera éclairée que par les éclairs d’un orage qui réveille. Le mouillage est bon et rien ne bouge : retour vers les couchettes.
Symi est bien loin des Cylades et de ses maisons blanche et bleu. De belles maisons cossues aux couleurs pastel, au fronton triangulaire, s’alignent le long du port, s’étagent à flanc de colline sur fond de verdure et de bougainvilliers. La ville haute comme d’habitude se mérite : 400 longues marches empierrées ou dallées de marbre, piquetées au ciseau pour éviter les chutes, conduisent à Hora. Au pied de l’église Megali Panagaia, posée sur le castro Byzantin (pour une fois il n’est pas vénitien !) le port, la baie profonde, la côte turque : splendide ! Malgré la saison déjà avancée le port est plein. Les ferries déposent leurs lots quotidiens de touristes en provenance de Rhodes qui se déversent dans les boutiques. A 18.00 tout se calme la ville retrouve ses marques. Panne de courant générale, c’est le Symi du moyen-âge. L’équipage, lampe frontale à poste, déchiffre le menu de la taverna.
La route serpente hésitant entre les côtés est et ouest de l’île avalée paisiblement par deux scooters à bout de souffle en fin de saison. Tout le temps d’admirer, d’apprécier les belles pinèdes odorantes, les criques sauvages avant de plonger vers la baie fermée de Panormitis et son monastère dédié à l’archange Michel. La légende raconte que l’icône de l’archange fut trouvée au milieu du 18ème siècle dans un champ par une paysanne qui la ramena chez elle. Au petit jour l’icône avait disparu et la bonne dame la retrouva au même endroit dans son champ. Elle la ramène et le lendemain matin, rebelote. Afin de stabiliser l’icône baladeuse il fut décidé de construire un monastère. Depuis l’icône ne bouge plus. Il faut dire que le pope qui garde l’église où est exposé l’icône n’a pas l’air commode. L’archange Michel n’a qu’à bien se tenir. Les fidèles se succèdent pour embrasser la pieuse icône bien indifférents à la grippe A. Mais Michel veille. Des peintures naïves relatant les évènements de l’ancien et du nouveau testament recouvrent intégralement les murs en une gigantesque bande dessinée.
Troll fait ses adieux administratifs à la Grèce : tampons de la police, tampons des Coast Guards « Sir you are free to leave Greece. See you another time. Bye Bye ».
Ce soir c’est la veillée d’armes, le dernier apéritif, le dernier diner. Demain Patrick et Myriam sautent à l’aube sur le ferry de Rhodes, première étape du long voyage : Symi-Rhodes-Athènes-Paris-Tokyo-Noumea. Le ferry quitte le port de Symi avec Troll sur les talons qui met le cap vers Marmaris et sa marina Yacht marine où l’attend son hibernation annuelle.
La vie turque tourne au ralenti pendant trois jours car c’est Bayran la grande fête annuelle, la fête du sucre qui célèbre la fin du ramadan. Apres l’archange Saint Michel il faut bien s’adapter.
La vie se remet en route. Troll entre officiellement en Turquie, Troll est inscrit officiellement à la marina pour une sortie de l’eau le 29 septembre et une remise à l’eau l’année prochaine le 27 avril. Wolfgang de TMS recommandé par René le gentil Bâlois d’Oniro Maas prend les choses en main : les moteurs, générateur et autre guindeau sont entretenus, le programme de l’hiver établi.
La vie sociale s’organise dans cette immense marina très animée par sa clientèle internationale de Yachties. Une ambiance bon enfant très différente de l’ambiance un petit peu élitiste de Turgutreis. Les invitations apéro et dîner se succèdent avec Jean-Marie et Kali de Marone avec lesquels ce fut une succession de rendez-vous manqués depuis Saal au début de notre descente du Danube en 2007, avec Claude et Marie France d’Esterel rencontrés récemment à Symi. Bavardages, discussions autour d’un raki sous l’éclairage de la lune ou d’une madame Irma au fond de sièges confortables de cockpit. On parle d’hippocampe et d’amygdale et de leur gestion de la mémoire et de l’émotion (Claude), de navigations dans les brumes nordiques (Jean-Marie), de Katanga en pointillé (Kali), d’accélérateurs de particules (Gérard)… les soirées sont longues et animées.
On ne se lasse pas de cette route entre les îlots bordés de criques accueillantes. La »bergerie » nous appelle encore une fois à une baignade réparatrice après le vacarme surchauffé du vaisseau de la Volga. Hydra, le passage obligé, son silence muletier, seulement troublé par le bruit des sabots sur les dalles lustrées, les puissantes « archontika » des armateurs du 19ème siècle, son port bondé où une place à quai relève du miracle ou du luxe. Le miracle eut lieu et une fois de plus les amarres furent lancées dans les assiettes de la taverne la plus proche hésitant entre une moussaka et un calamar farci. Et le parallèle avec la moussaka n’est pas arbitraire. La moussaka se cuisine en alternant les couches d’aubergines, de pommes de terre et de viande hachée, le port d’Hydra, lui, alterne d’autres couches : voiliers, bateaux à moteur et bateaux de pêche. La même recette en quelque sorte. Troll attache au fond du plat. Sur la deuxième couche, le bateau de Dimitris et Chrysanthème, architecte d’Athènes qui nous fait bien vite oublier son amarrage à couple à coup de coupes de « Veuve Clicquot ». Les voisins, informés de notre départ matinal au lever du soleil sont sur le pont, Dimitris a changé de place, le skipper russe d’Israël, chef d’une petite escadre d’étudiants de Tel-Aviv est prêt à prêter main forte. Le guindeau grince, la chaine s’emmagasine et … l’ancre se dégage sans remonter la moitié des ancres du port. Hydra aime bien Troll.
Hydra s’estompe dans le sillage et la lumière pastelle d’un ciel encore sans soleil. Une colonne de brume ajoute à la poésie du site. Ici j’arrête le poète : la colonne de brume n’est autre que la fumée incinératrice de la décharge publique… mais vous n’êtes pas obligé de le répéter. Pourquoi rompre le charme ?
70 milles à courir : Milos est au bout de l’étrave. Le capitaine a consulté ses deux oracles favoris : Poseidon et Windfinder qui prêchent dans le temple cosmique Internet. Tous deux ont donné leur énigmatique conseil « Que Troll profite de ces trois jours d’accalmie avant qu’Eole ne laisse paraître sa colère ! ».
Milos c’est un peu Santorin à l’échelle ½ : un cratère explosé dans lequel s’est engouffrée la mer. Et si la mer s’y est engouffrée pourquoi Troll ne s’y engouffrerait-t-il pas ? Les falaises travaillées par les éruptions successives, sorte de mille feuilles géantes alternent les couches jaunes, roses, ocres, grises et blanches. Mais la renommée internationale de Milos c’est sa Venus, ce chef d’œuvre de la sculpture Hellénistique que se disputèrent Français et Ottoman dans une suite de péripéties rocambolesques qui laissèrent la statue interloquée. Elle aurait paraît-il dit alors « Les bras m’en tombent » mais les avis des historiens ici divergent. Non là vraiment j’ai honte !
Ici encore fallait-il fuir les pirates barbaresques et se réfugier dans la ville haute : Plaka. Petit bourg vivant, dédale de ruelles serpentant entre les maisons fleuries, blanc des façades, bleu des portes et des fenêtres, style fidèle des Cyclades. Du café Utopia, ravissant les yeux, les coteaux dévalent jusqu’à une mer argentée incrustée de l’or d’un soleil fatigué de sa journée tandis que la voix de Maria Chaplin ravit les oreilles et que le goût n’est pas de reste avec la fraicheur d’un ouzo opalescent.
Au nord ouest d’Adhamas, deux petits ports de pêche insolites : Firopotamos et Mantrakia. Minuscules maisons colorées, souvent troglodytes, et bien fraîches l’été, flanquées d’abris, les Sirmata, pour protéger les barques de pêche des âpres vents hivernaux. Les rénovations bien visibles marquent l’intérêt que portent les bobos athéniens à ce site splendide. Entre deux coupes de champagne, Dimitris nous avait chaudement recommandé de longer la côte de prés en cet endroit. En tant qu’architecte c’est un connaisseur.
Les oracles ne se sont pas trompés et la mer est plate sans une ride. Un temps de rêve pour laisser tomber l’ancre à Kleftiko face à de surprenants pains de sucre criblés de grottes et d’arches et sortant d’une eau turquoise. Le cours de géologie continue avec la progression vers l’est. Les géologues de l’antiquité ne s’étaient pas trompés et il y a cinq millénaires l’obsidienne et le cuivre faisaient déjà la richesse de l’île. Aujourd’hui les pointes de flèche en obsidienne ne faisant plus recette et le cuivre chilien étant beaucoup plus rentable, les mineurs se sont tournés vers le kaolin, la perlite, le plomb, le manganèse et le soufre ; mines peu à peu fermées en fonction des impératifs du marché. Des vestiges d’installations minières défilent telles des « Ghost villages » des ruées vers l’or américaines, d’autres au contraire sont en pleine activité.
Accroché à l’îlot Poliagos, Troll regarde le soleil plonger derrière une Milos assoupie.
Une aube aussi calme que le couchant favorise la formation d’un épais brouillard : le radar écarquille les yeux. Quelques bateaux rapides nous croisent à 30 nœuds très proches mais invisibles. Leurs traces strient l’écran radar qui nous précise leur vitesse, leur cap, le point de croisement. Nous sommes bien loin des lugubres cornes de brumes qui trouaient un espace devenu imprécis. A l’approche de Folegandros l’île joue son rôle de radiateur et sort de la brume, magique, haute et pelée. Un petit bout de quai c’est Karavostasi, port des années 60 : plage de galets ombragée de tamaris, deux ou trois taberna, un poste de Coast Guards qui jugent complètement inutile d’enregistrer le passage de Troll mais se préoccupe du fondamental, car il est beaucoup plus important de laisser la place libre au cargo-réservoir d’eau attendu pour le lendemain : la survie de l’île rude et sèche au bout d’un tuyau. Un bus hoquette le long de la pente raide qui mène à Hora, la ville haute. Le village de Hora agrippé au bord d’une falaise qui plonge de 210 m dans la mer.
Des places ombragées en enfilade, un dédale de ruelles dallées fleuries de géranium, maisons cubiques à deux étages aux balcons de bois de couleurs vives. Un sentier dallé en lacets s’échappe du village vers l’église Kimissis Panagia en dévoilant des vues extraordinaires sur le village et la mer. L’église est fraîche et paisible tandis que sur le sentier se pressent des hommes et des femmes très élégants vers l’église car un mariage se prépare. Le marié et son témoin acheminent deux immenses cierges. Dans le village d’autres invités se préparent à escalader à leur tour la colline tandis que des popes entourent cérémonieusement l’évêque dont le regard lointain montre bien sa suprématie. A l’écart, un pope style bon-enfant préfère discuter avec ses paroissiens. L’heure de la cérémonie semble approcher : la mariée au bras de son père entame l’ascension d’un pas décidé. A la terrasse d’un bistrot une jolie brochette de retraités regardent impassible passer un mariage qui n’est certainement pas leur premier. Les terrasses des restaurants se couvrent de nappes blanches et fleuries. La soirée se promet d’être longue. Pour la bourgeoisie grecque nantie se marier dans une île semble être du dernier chic. L’année dernière c’était Kastellorizo, cette année c’est Folegandros.
Sur une des quatre places les nappes sont roses et non blanches. A Folegandros on ne fait pas que se marier on baptise aussi et aujourd’hui c’est sûrement une petite fille. Un Pope sort d’une chapelle suivi de la maman portant son chérubin. On se félicite, on se congratule entre nombreux invités car ici le baptême est l’évènement marquant d’une vie, son début réel tout simplement.
Si l’on considère qu’une éruption majeure se produit à Santorin tous les 10'000 ans et que nous allons y rester 3 jours, la probabilité de surfer sur une vague de 70 mètres de haut, comme celle qui a détruit la civilisation minoenne, et d’aller ainsi visiter Louxor et Abou Simbel en quelques heures est d’environ 1/1000'000. Nous irons donc visiter un jour l’Egypte en avion comme tout le monde et en attendant, allons explorer Santorin par cette mer lisse et accueillante. Le brouillard est à nouveau de la partie et le radar en pleine action. Le mur du cratère s’ouvre devant l’étrave, la visibilité redevient normale et les villages étincelants de blancheurs de Ioa et Tira, accrochés au bord du cratère, défilent sur notre babord. Troll navigue au cœur de la caldera, longe le sommet du cratère effondré, petite île de basalte noir convulsé aux émanations de soufre favorables au carénage sans effort. Troll ressort du cratère par l’entrée est vers la marina de l’île, véritable aubaine au milieu de ces fonds sans fond du cœur du cratère.
Un flash back s’impose ici tant le choc est grand 35 années après notre dernier passage à bord de notre petit voilier de 8 mètres et son vaillant équipage de trois moussaillons. Pas ou très peu de touristes. Amarrage à une tonne au pied de la ville, ascension à dos de mulet. Un village authentique habité par des paysans ou des pécheurs … Aujourd’hui des immenses bateaux de croisière déversent des milliers de touristes qui empruntent un téléphérique pour accéder aux rues de Tira, suite ininterrompue de boutiques vendant tous les mêmes souvenirs en provenance des mêmes usines chinoises qui produisent en série de si belles faïences si typiquement grecques. Une photo sur un mulet qui trouve que finalement cette nouvelle époque est beaucoup mois fatigante, et retour à bord de l’immense paquebot où l’on demande « Mais comment s’appelle cette île que nous venons de visiter ? «
Les routes présentent une file ininterrompue de voitures de location (dont la nôtre), de scooters aventureux, de bus bondés. Et c’est le mois de septembre !
Nos pas nous conduisent à Firostephania, la banlieue en quelque sorte, plus calme ne croulant pas sous la verroterie : chemin dallé en corniche au milieu de maisons cycladiques tantôt d’origine tantôt rénovées par des architectes parfois design, parfois maison strumpf. Face au soleil qui plonge dans le cratère, à la main, un verre d’Assirtiko, le célèbre vin blanc de l’île, dont les ceps profitent si bien des cendres volcaniques, ajoute une touche jaune.
Les oracles l’avait prédit le dieu Meltem s’est fâché, la mer se frange de blanc et bien amarré dans sa marina, Troll s’en moque pendant que l’équipage poursuit son exploration de l’île.
Encore un peu préservé, Ioa, plutôt refuge d’artistes à la mode, exposant dans de multiples galeries. Quelques hôtels, compositions de plusieurs anciennes maisons reliées par des terrasses, des escaliers, dégoulinent le long de la pente abrupte. Discrètes tavernes. Si à Tira on crie, ici on susurre. On susurre dans la galerie de ce peintre polonais hyperréaliste qui est prêt à consentirrrrrr des rabais exceptionnels de fin de saison.
La nuit ne sera pas artistique mais médicale. Le capitaine a un sérieux problème de plomberie et au bout de quelques heures c’est le départ à quatre heures du matin vers l’hôpital de Tira par une route enfin déserte. Le jeune médecin prévenu de notre arrivée est là, débouche la tuyauterie. « Merci docteur » c’est mon dernier souvenir. Le prochain ? Mon réveil à bord de Troll ! L’anesthésie locale n’était sans doute pas si locale que ça. L’autre version, la version de l’équipage, la vraie est que le fringuant capitaine retapé par le descendant d’Hippocrate a pris le volant, tourné en rond, s’est trompé de route, s’est arrêté au milieu d’un carrefour en disant « Prends le volant Patrick, je suis complètement perdu ». Heureusement qu’à six heures du matin tout le monde dort à Santorin.
Les quatre roues motrices de la petite Suzuki se régalent. La route étroite empierrée grimpe vers l’ancienne Tira en enfilant ses lacets variante récente du sentier muletier, vestige de l’époque romaine. Au fond de l’à pic, devenue peu à peu minuscule, la ville balnéaire de Kamari, aligne sa plage de sable noir piquetée d’un pointillé de parasols. Mais quelle idée d’aller implanter une ville sur une crête calcaire étroite, aride, battue par le vent. Pendant deux millénaires, des Doriens aux Byzantins, des hommes ont sué le long des pentes entre le port et la ville, une sueur qui se transformait en la sécurité de ce site imprenable. 400 m plus bas la mer Egée bleu nuit striée de blanc, secouée par le père Meltem qui ne se gène pas de donner au passage quelques claques aux visiteurs émerveillés par la beauté du site.
D’une salle du palais Ghizi s’échappent les notes d’un pianiste virtuose : une jeune asiatique en short se régale devant son piano à queue. Mais que se passe-il ? Le Concours annuel de piano de Santorin ouvert aux jeunes talents du monde entier vient de se terminer. Ce soir ce sera la remise des prix et un concert donné par les lauréats. Et le soir, l’équipage de Troll tend ses oreilles musicales. Après d’interminables discours où tout le monde se congratule « Cuvée de jeunes pianistes exceptionnelle ! Sponsor si généreux ! Ministère de la Culture si encourageant… » On s’embrasse, on essuie une larme. Même l’évèque qui prête le Palais y va de son petit compliment en réajustant son dentier toutes les deux phrases. Ce fut un festival de superbe musique magnifiquement interprétée par des adolescents doués, jeunes virtuoses de Russie, du Japon, de Chine, d’Azerbaijan, d’Arménie pour finir par le grand vainqueur de ce concours, la petite Coréenne qui pour l’occasion a troqué ses shorts de l’après-midi pour une robe du soir très « Concert Pleyel ». Le public applaudit debout.
Il y a bien longtemps les Dieux et les Géants se lancèrent dans une guerre à coups de pierres. De nombreux projectiles tombèrent au hasard dans les flots : ainsi naquirent les Cyclades arides et rocailleuses. Assistait au combat un grand papillon qui se posa sur la mer un peu à l’écart pour ne rien rater du spectacle. Le papillon s’appelait Astypalia.
Troll montre sa poupe aux Cyclades, la proue découvre les Dodécanèses.
Des marches, des centaines de marches. La progression est lente vers la ville haute de Chora dominée par la citadelle des nobles Quirini, vénitiens bien entendu. Les balcons de bois colorés rappellent ces trois siècles où les hommes de la lagune régnaient sur l’île. Quelques maisons en cours de rénovation montrent que peu à peu Astypalia, sort de son isolement, ni vraiment Cyclade, ni vraiment encore Dodécanèse mais un charme fou. D’une terrasse adossée au contrefort du château sort un « Vous êtes perdus ? ». Un couple belge vient de terminer la restauration d’une casemate vénitienne, à la porte du château. Catherine, la châtelaine, historienne d’art est toute heureuse et enthousiaste d’habiter sur ce site mélangeant temple antique et architecture vénitienne.
Sur la crête, en contrebas, s’alignent les traditionnels moulins qui n’ont plus vu ni grains ni olives depuis longtemps. Troll bien amarré à cette nouvelle jetée équipée d’eau et d’électricité songe à son ancêtre Francesca ancrée au milieu de la rade et tirant sur sa chaine dans un violent coup de Meltem et se dit « C’est quand même plus confortable aujourd’hui ». Le capitaine se rend à la capitainerie pour s’acquitter de la facture électrique mais personne ne sait qui est responsable de ces installations portuaires. Les pêcheurs questionnés haussent les yeux au ciel « Dimitri Tu sais qui s’occupe du port ? » « Aucune idée Ioannis ! » C’est aussi ça le folklore grec ; c’est aussi caractéristique que le bouzouki.
Au fond de la baie s’alignent une bonne dizaine de grosses bouées rouges qui inspirent confiance. Sur chaque bouée un nom de taverne, d’une des quatre tavernes du village qui se partagent la clientèle plaisancière. Face aux bouées s’étire le petit village d’Emborio adossé à la montagne de Kalimnos. Troll jette un coup d’œil à la bouée qui le retient : « Captain Costas ». Pour nous ce sera donc la taverne de Costas qui nous grille une grosse dorade au feu de bois. Le Capitaine se régale, le second trouve que dorade rime avec sagex. Une pluie bien inhabituelle part à l’assaut des superstructures de Troll ravi de cette douche de dessalage. Vent, tonnerre et éclair. La bouée de Costas semble solide.
Quatre mois après son blanchissement administratif Troll se retrouve à Patmos, chez Saint Jean l’inventeur de l’Apocalypse. L’équipage se rue à l’assaut du monastère par la face Est pendant que le capitaine fait marquer son passage de tampons coatguardiens apposés sur le sacro-saint « Transit Log ». Plongé dans la lecture de l’Apocalypse le mécréant se demande ce que pouvait bien fumer sur la fin de sa vie l’apôtre préféré pour faire preuve d’une imagination aussi délirante.
Aujourd’hui, à Lipsos, c’est la fête de la Croix : « L’invention de la Croix ». Une fête qui apparaît comme très importante dans la liturgie Orthodoxe. Un petit peu d’histoire. Au quatrième siècle Hélène a une vision et désigne une croix comme étant celle du supplice. Deux siècles plus tard les Byzantins se la font voler par les Perses. Quelques temps plus tard les Byzantins flanquent une raclée aux Perses et récupèrent la Croix qui revient en grande pompe à Jérusalem. Ce jour est alors nommé « L’invention de la Croix ». Pendant les siècles moyenâgeux, le trafic des reliques bat son plein. Des morceaux de la croix se retrouvent partout et, comme disait Calvin « Il y a suffisamment de bois pour construire une bonne dizaine de navires ».
Trafic ou pas trafic, aujourd’hui la population de Lipsos - grand-mères vêtues de noir, jeunes mères colorées juchées sur leurs talons aiguilles, adolescents de l’école encadrés par leur instituteur – tout ce petit monde se presse sous les voutes de la basilique. Le pope au chignon gris psalmodie pendant trois heures relayé par trois chantres aux voix profondes avant de distribuer à ses fidèles le pain et le basilic.
La Sérénissime République, le meilleur business du Moyen-age. Bien sûr il y avait de la concurrence : Gênes, Amalfi, Pise sans oublier les banquiers florentins. Mais rien n’égalait Venise. Une fois de plus Troll est ancré au pied d’une… citadelle vénitienne que Patrick et Myriam s’empressent d’escalader. C’est Panteli sur Leros. Le vent vient de l’est, des côtes turques rouges et au petit jour, Troll se découvre une fine parure sanguine qui disparaît sous les torchons affairés de l’équipage.
Troll sent son ancienne écurie : la marina de Turgutreis se profile. Les deux fusées minaret n’ont toujours pas décollé, l’immense drapeau rouge au croissant et à l’étoile flotte toujours au dessus de la ville.
Un Rib sort de la marina de Kos à la rencontre de Troll « Avez-vous deux moteurs et un propulseur d’étrave ? Le bateau est manœuvrant ? 30 tonnes ? Bon suivez moi ! » Et Troll s’enfile dans un petit coin bien douillet. Un petit coup de Rib sur la hanche et c’est fini. De l’autre côté du ponton Aprilis lance un « Salut ! Qu’est ce que tu deviens? ».
Le temps est loin où Denham disait « Ne ratez pas Cos ses andouillettes sont succulentes ». Les andouillettes ont fait place aux inévitables magasins de chinoiserie « typiquement grecques », aux enfilades infinies de tavernes et aux discos. Les fils des charcutiers d’antan sont aujourd’hui Disc Jockeys. Pas de taverne ce soir. La cheffe se lance dans la grande cuisine internationale : des crevettes de Thailande accompagnées de cous-cous du Magreb et d’une sauce relevée qui ne se trouve qu’à Madras.
Fuyant la ville défigurée quatre motards casqués attaquent les pentes boisées de l’île pour découvrir pour les uns ou redécouvrir pour les autres l’Asclépios et son centre médical où officiait le père de la médecine, l’inventeur de l’éthique médicale, Hippocrate. Les ruines sont éparses, l’imagination fait le reste.
Au milieu des pinèdes pentues s’étage le village de Zia dont il faut aujourd’hui traverser le centre défiguré par les boutiques d’où pendent les fausse poteries antiques (made in China), faux kilims (made in China), faïences ornées d’olives peintes (made in China) et surtout les inévitables coquillages du pacifique, sans regarder, sans s’arrêter. Les ruelles continuent vers le haut du village et c’est bientôt le village d’autrefois, paisible, déserté par le tourisme consommateur. Presqu’au sommet, au milieu de treilles et de cognassiers la petite Auberge Zia où Nicolas accueille ses clients de son inimitable sourire. « La meilleure Moussaka d’Europe » affiche-t-il. Il a dû encore améliorer la recette car la dernière fois c’était « La meilleure Moussaka de Méditerranée ».
L’équipage entrainé par la gazelle du bord Myriam se lance à l’attaque de la montagne trecking digestif avec élimination de calories moussakiennes. Le capitaine se lance dans une longue conversation avec Maria, la nièce de la légendaire Maria, l’aïeule fondatrice de la seule boutique du haut du village et partie aux Etats-Unis dans le New-Jersey rejoindre son fils à la suite de toute une série de drames familiaux et de morts violentes. En moins d’une heure le capitaine apprend tout sur la gigantesque magouille du commerce touristique, sur l’origine chinoise des souvenirs, sur l’importateur exclusif athénien qui approvisionne toutes les boutiques avec les mêmes produits. La jeune Maria, écœurée, ne réapprovisionne plus son magasin, écoule le stock de la vieille tante avant de se lancer peut-être dans l’écriture.
Les guides parlent de chemin caillouteux seulement accessible au 4x4 mais la manne européenne est encore passée par là : un splendide tapis de bitume tout neuf avale nos scooters jusqu’à la capitale. Personne sur cette route pour l’instant confidentielle et découverte après quelques passages à travers villages déserts et fermes, guidés par quelques nébuleuses explications paysannes.
Le meltem a pris congé aujourd’hui : cap sur Symi l’italienne. Incursion dans les eaux territoriales turques, changement de drapeau, le blanc et bleu fait place au rouge pour ne pas heurter la vigie de garde dans son mirador au sommet de la falaise. Troll embouque à 8 nœuds la passe entre Symi et l’îlot Nimos sans sourciller. Les cartes de détail et le sondeur sont là pour indiquer que les eaux cristallines qui défilent sous la quille n’ont pas dix centimètres de profondeur mais 4 mètres. Il y a 35 ans, sans carte de détail et sans sondeur Francesca passait au ralenti, le Capitaine lançant le plomb de sonde devant l’étrave.
Halte sauvage sous le rocher d’Aghia Marina. Mouillage, amarrés à la rive et baignade. La nuit ne sera éclairée que par les éclairs d’un orage qui réveille. Le mouillage est bon et rien ne bouge : retour vers les couchettes.
Symi est bien loin des Cylades et de ses maisons blanche et bleu. De belles maisons cossues aux couleurs pastel, au fronton triangulaire, s’alignent le long du port, s’étagent à flanc de colline sur fond de verdure et de bougainvilliers. La ville haute comme d’habitude se mérite : 400 longues marches empierrées ou dallées de marbre, piquetées au ciseau pour éviter les chutes, conduisent à Hora. Au pied de l’église Megali Panagaia, posée sur le castro Byzantin (pour une fois il n’est pas vénitien !) le port, la baie profonde, la côte turque : splendide ! Malgré la saison déjà avancée le port est plein. Les ferries déposent leurs lots quotidiens de touristes en provenance de Rhodes qui se déversent dans les boutiques. A 18.00 tout se calme la ville retrouve ses marques. Panne de courant générale, c’est le Symi du moyen-âge. L’équipage, lampe frontale à poste, déchiffre le menu de la taverna.
La route serpente hésitant entre les côtés est et ouest de l’île avalée paisiblement par deux scooters à bout de souffle en fin de saison. Tout le temps d’admirer, d’apprécier les belles pinèdes odorantes, les criques sauvages avant de plonger vers la baie fermée de Panormitis et son monastère dédié à l’archange Michel. La légende raconte que l’icône de l’archange fut trouvée au milieu du 18ème siècle dans un champ par une paysanne qui la ramena chez elle. Au petit jour l’icône avait disparu et la bonne dame la retrouva au même endroit dans son champ. Elle la ramène et le lendemain matin, rebelote. Afin de stabiliser l’icône baladeuse il fut décidé de construire un monastère. Depuis l’icône ne bouge plus. Il faut dire que le pope qui garde l’église où est exposé l’icône n’a pas l’air commode. L’archange Michel n’a qu’à bien se tenir. Les fidèles se succèdent pour embrasser la pieuse icône bien indifférents à la grippe A. Mais Michel veille. Des peintures naïves relatant les évènements de l’ancien et du nouveau testament recouvrent intégralement les murs en une gigantesque bande dessinée.
Troll fait ses adieux administratifs à la Grèce : tampons de la police, tampons des Coast Guards « Sir you are free to leave Greece. See you another time. Bye Bye ».
Ce soir c’est la veillée d’armes, le dernier apéritif, le dernier diner. Demain Patrick et Myriam sautent à l’aube sur le ferry de Rhodes, première étape du long voyage : Symi-Rhodes-Athènes-Paris-Tokyo-Noumea. Le ferry quitte le port de Symi avec Troll sur les talons qui met le cap vers Marmaris et sa marina Yacht marine où l’attend son hibernation annuelle.
La vie turque tourne au ralenti pendant trois jours car c’est Bayran la grande fête annuelle, la fête du sucre qui célèbre la fin du ramadan. Apres l’archange Saint Michel il faut bien s’adapter.
La vie se remet en route. Troll entre officiellement en Turquie, Troll est inscrit officiellement à la marina pour une sortie de l’eau le 29 septembre et une remise à l’eau l’année prochaine le 27 avril. Wolfgang de TMS recommandé par René le gentil Bâlois d’Oniro Maas prend les choses en main : les moteurs, générateur et autre guindeau sont entretenus, le programme de l’hiver établi.
La vie sociale s’organise dans cette immense marina très animée par sa clientèle internationale de Yachties. Une ambiance bon enfant très différente de l’ambiance un petit peu élitiste de Turgutreis. Les invitations apéro et dîner se succèdent avec Jean-Marie et Kali de Marone avec lesquels ce fut une succession de rendez-vous manqués depuis Saal au début de notre descente du Danube en 2007, avec Claude et Marie France d’Esterel rencontrés récemment à Symi. Bavardages, discussions autour d’un raki sous l’éclairage de la lune ou d’une madame Irma au fond de sièges confortables de cockpit. On parle d’hippocampe et d’amygdale et de leur gestion de la mémoire et de l’émotion (Claude), de navigations dans les brumes nordiques (Jean-Marie), de Katanga en pointillé (Kali), d’accélérateurs de particules (Gérard)… les soirées sont longues et animées.
1 commentaire:
J'aurais voulu être un dauphin et pouvoir faire mon cinema, sous l'étrave du Troll en piste sur les routes de Barberousse et ses complices...bravo,bravo toujours aussi plaisant à voir,à lire, à vivre.
Merci de nous faire partager...
Kali et Jean-Marie
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