vendredi 14 décembre 2007

Août & septembre 2007: le Danube de Roussé au delta


Roussé

Au km 496 une interruption dans la digue bulgare : c’est l’entrée du port commercial de Rousse. Dans le chenal d’entrée sur bâbord se dévoile le petit « Rousse Yacht Club ». Quelques barques, deux ou trois petits voiliers et, au fond, un trawler battant pavillon allemand. Si il est rentré, alors pourquoi pas Troll ? Sur un ponton en forme de fer à cheval s’anime un personnage qui par de grands signes indique de longer la jetée tribord puis une place d’amarrage qui de toute manière apparaît comme la seule envisageable. Et bientôt Rousse est amarrée à Troll.


La marina de Roussé



En chemin vers la capitainerie, Boyco, notre nouveau capitaine de port, explique ses rêves : une petite marina bien équipée pour les gens du voyage avec bistro et toutes les facilités. Les locaux sont pour l’instant délabrés mais le doux et souriant Boyco a la détermination de sa profession : professeur de karaté.
La capitainerie-tour de contrôle domine le Danube de sa verrière panoramique. Le sympathique capitaine explique l’œil luisant que la tour et tout son équipement - radar, ordinateurs etc - sont un cadeau de Bruxelles. « Avant, nous étions dans une baraque en planches sans aucun matériel !». La reconnaissance européenne accélère considérablement les formalités. Le policier est appelé par téléphone « Il va venir. Ca vous évitera de vous déranger ». Pas exactement le cauchemar annoncé.
Rousse c’est une petite Vienne avec l’ocre de ses maisons du 19ème siècle, ses grands parcs animés, l’éclectisme de ses bâtiments fin de siècle chargés de cariatides et d’ornements. On s’y sent chez soi dans une ambiance « Mittel Europa » solide et industrieuse. Cette opulence passée des industriels, commerçants et banquiers de cette fin du 19ème fait penser à Belem et ses barons du caoutchouc. L’animation très jeune de la ville elle aussi est étonnante en ces fins d’après-midi où les grandes avenues devenues piétonnes prennent des allures de ramblas de Barcelone. Et pourtant, pour Elias Canetti, Rousse était un monde à part. Pour lui, en remontant le Danube jusqu’à Vienne, on allait en Europe. Autre époque, autre perception des choses.


Roussé: le théatre

Les Ramblas
Fin de siècle



La malchance de Rousse est d’être située en face de Giurgiu dont les usines pétro-chimiques crachent leurs fumées acres.
Catherine et Jean-Pierre continuent leur périple roumain en voiture. Bienvenue au nouvel équipage Françoise et Victor.

Au revoir Boyco et sa gentillesse. Au revoir Helmut sur son trawler-maison, qui n’aime plus la vie des villes allemandes mais aime la spontanéité des Slaves, le whisky-coca, ses deux chiens et, on suppose, aussi sa femme.
Petit arrêt en face à Giurgiu : Troll rentre à nouveau en Roumanie.
Manifestement, remplir des formulaires n’enthousiasme plus les fonctionnaires de Giurgiu depuis l’entrée de la Roumanie dans l’Europe. Une formalité est en revanche très chère à leur cœur : la taxe du ponton. « Il vous faut payer 75 Euros pour l’amarrage au ponton » « Mais je reste maximum une heure le temps de finaliser les formalités » « C’est le tarif ! » »Pas question ! » Et la conversation change de sujet. Formalités terminées, le capitaine regagne le bord et est rattrapé par une charmante demoiselle qui s’avère être « une cheffe » qui dans un anglais parfait : « Il faut acquitter la taxe du ponton ! » « Je ne veux pas payer 75 Euros ! » « Excusez-nous. C’est un malentendu. La taxe est de 5 Euros. » « Pas de problème. Je vous suis » Commence alors, dans son bureau une curieuse suite de questions concernant la TVA de Troll qui semble la préoccuper énormément. Elle voulait tout simplement savoir si elle devait appliquer la TVA aux 5 Euros ou non… La facture se monta donc à 5.95 Euros. Un reçu en bonne et due forme est établi et le capitaine remet un billet de 10 Euros. 15 minutes plus tard, la monnaie revenait au centime prêt. L’objectif était de démontrer leur très grande honnêteté et c’était réussi ! Les 75 Euros de départ ? Tout simplement le tarif pour les bateaux de commerce.

Le slalom entre îles et bancs de sable reprend avec son cortège habituel d’îles absentes, de bancs de sable nouveaux et de bouées déplacées. Petite hésitation au km 470 à gauche un étroit passage, à droite c’est large et engageant et… de l’étroit canal de gauche sort une barge et son pousseur. On ne le répétera jamais assez : ne pas se fier à son intuition ! Au passage d’Oltenita on aperçoit les locaux du chantier hollandais Stentor pour finalement atteindre au km 409 un joli mouillage forain derrière l’île Albina, à sa pointe aval par 4 m de fond. Paysage sauvage et superbe. En face, la côte bulgare solitaire, de notre côté, la Roumanie déserte. En fin d’après-midi reprend l’habituelle migration des cormorans tout becs ouverts, au ras de l’eau. Le Danube pâlit dans la lumière rosée de ce jour finissant. Une à une les étoiles s’allument, Jupiter éclaire son lampion, les collines bleuissent. Quelques convois passent, lourdement chargés de charbon.

Le km 409

La route sera longue aujourd’hui car il est décidé de rallier le Delta en deux jours. Les eaux sont vraiment basses et Troll reprend sa glisse zigzagante. Un convoi de 9 barges et son pousseur est en vue. Sa vitesse est pratiquement la même que la nôtre : un formidable poisson pilote. S’il passe, nous aussi ! Et pendant un moment les yeux ne seront plus rivés à la carte ; plus de recherche de bouées déplacées. Les professionnels travaillent pour nous.
Boyco nous avait prévenu : « Vous ne pourrez plus emprunter le cours du Danube à partir de la frontière bulgare, à partir de Silistra. Le vieux Danube n’a que 80cm d’eau. Prendre le canal Borcea ». Toujours accroché au pare-choc de notre pousseur-guide nous voyons passer une entrée du canal Borcea pas engageante du tout : très peu d’eau, des bancs de sable, des bouées couchées sur la grève. Le pousseur continue sur le Danube, imperturbable, en parfaite contradiction avec ce qui vous avait été indiqué. C’est clair, on manque d’informations. Le capitaine avait au passage repéré le ponton de la capitainerie de Calarasi. Demi-tour ; en route pour cette capitainerie. C’est dans ces moments-là que l’on réalise pleinement la puissance du fleuve : Troll s’essouffle maintenant contre le courant à 4 km/h. Sur le ponton bleu un fonctionnaire de la capitainerie, ravi de pratiquer son français scolaire hésitant, explique, cartes à la main, la route à suivre pour rejoindre le Delta et confirme que le bras Borcea est bel et bien non navigable sur sa première partie et qu’il faut le rejoindre en empruntant le canal latéral Bala que l’on trouvera au km 346. Merci capitaine. Notre pousseur pilote était manifestement mieux informé que nous.







Le canal Bala est vraiment étroit, pas pour Troll bien sûr mais pour les gros convois de barges qui partent en dérapages contrôlés dans les méandres serrés et qui sont quelquefois croisés à l’envers tribord sur tribord. La route est belle et sinueuse dans ce paysage plat. Des cahutes, de pauvres villages, des charrettes attelées à de petits chevaux qui viennent boire.
L’ancre plonge dans un petit recoin le long de la rive droite, car la Roumanie est maintenant sur les deux bords et nous avons le choix de la rive. Des pêcheurs s’activent puis disparaissent ; une petite famille se promène sur son petit canot ; bien insolite dans cet environnement désert. C’est le km 226 et la route a été longue.




En route cette fois pour le Delta, Troll assiste au lever du soleil sur un Danube retrouvé. Des rives sablonneuses chargées d’oiseaux, des pêcheurs, toujours par deux, lancent leurs filets de leurs longues barques noires : l’un lance, l’autre rame.
Quelles horreurs n’a-t-on pas entendu sur les deux villes de Braila et Galati : industries délabrées, patrimoine anéanti par le régime, misère endémique… Braila et Galati qui défilent sur notre bâbord offrent un spectacle assez différent. Bien sûr ces villes sont industrielles et les chantiers navals se succèdent mais ils paraissent actifs. Des immeubles récents indiquent que l’activité économique repart. Des cargos flambant neufs attendent le long des quais leurs premiers essais en mer. Tout ceci même si des alignements de centaines de grues inutilisées témoignent encore de la folie d’un régime qui confondait mégalomanie et réalité économique. C’est sûrement une erreur de ne pas avoir fait halte dans ces deux villes : à Braila pour aller respirer l’air des docks sur les traces de Panait Istrati ou a Galati pour aller contempler le Danube de l’autre côté du quai.

Braila

Galati



A Galati les km se transforment en milles : le domaine fluvial fait place au domaine maritime et à la borne km 150 succède la borne M 80.
Le long de Galati, une dizaine de kayaks battant pavillon allemand menés par de vigoureux sexagénaires, et qui n’ont pas encore l’intention d’aller tailler leurs rosiers, poursuivent calmement leur descente du fleuve. Et certains s’imaginent que descendre le Danube en trawler est un exploit… Devant nos bravos les chapeaux se soulèvent !


"Où allez-vous?" "A Istanbul!"


"Nous aussi!"

Après Galati le fleuve devient Camargue, plat, lagunaire et, pour que le tableau soit complet, le mistral se met à souffler. Avec 30 nœuds de vent, qu’il est bon de barrer à l’intérieur bien au calme.
« Tiens, voici la Moldavie ! Viens voir la Moldavie ! » « Une seconde je finis ce que je fais » Trop tard, la Moldavie est déjà dans le sillage. 300m de Danube, c’est tout ce que Staline a alloué aux Moldaves les oubliés de l’Histoire.
Le côté bâbord est maintenant Ukrainien et Reni, port de chargement du pétrole russe, ressemble à tant d’autres villes industrielles danubiennes : immeubles en béton, grues, unités de production, halls de stockage.



A deux pas du Delta



Trois bras principaux du Danube se partagent les eaux qui vont se mêler dans la Mer Noire : le bras Chilia, le plus au nord, qui fait office de frontière entre la Roumanie et l’Ukraine et qui mène à Ismael, port ukrainien, fief de si nombreux pousseurs rencontrés ; le bras de Sulina, très bien canalisé et voie principale commerciale d’accès à la mer ; enfin le bras Saint Georges, le plus au sud, peut être le plus proche de la nature. Au mille 44 Troll fait son choix et embouque le canal Sulina derrière un cargo rouge flambant neuf.


Trafic maritime sur le canal de Sulina


Trois méandres plus loin c’est Tulcea, la « capitale » du Delta. Tulcea n’est pas du tout le petit bourg imaginé mais apparaît comme une ville moderne hérissée d’immeubles et d’hôtels, longée de quais où s’amarrent une foule de pontons-restaurants, de bateaux prêts à partir explorer le Delta, de bateaux de passagers, les derniers de la saison et qui ont quitté Passau il y a deux semaines. Ca circule, ça traverse, dans tous les sens : un curieux mélange de Canale Grande et de Hong-Kong. La frénésie touristique. Des hordes en quête de la nature vierge du Delta ; quel paradoxe !

Tulcea

Tout pour le tourisme!

Troll ne se laisse pas piéger comme une luciole attiré par les lumières de la ville mais écarquille ses yeux attristés et poursuit sa route jusqu’au Mila 35 où l’accueille le ponton d’un hôtel.




Le cargo rouge quant à lui, s’est ancré au milieu du chenal. Pendant la nuit, un violent orage place Troll dans un décor amazonien. Seuls les perroquets macaw ne nous réveilleront pas au petit jour.
Depuis 1990, le Delta fait partie des 300 réserves internationales de la biosphère désignées par l’Unesco. C’est le royaume des pélicans et de plus de 250 espèces d’oiseaux migrateurs. Côté humain, au 18ème siècle, fuyant les réformes de Pierre le Grand et voulant rester fidèles aux vieux rites orthodoxes, les Lipovènes s’installèrent dans le Delta. - les hommes de l’eau.
"Prenez un Lipovène: ce sont les meilleurs guides du Delta!". Sauf un!
Manifestement notre Lipovène aux commandes de son hors-bord et qui fonce à travers les petits canaux du delta à 50 km/h n’a jamais entendu parler de l’Unesco et si on lui dit « ornithologue » il ne voit pas du tout de quoi on parle. Cramponnés aux mains courantes de son petit bateau, nous cherchons à saisir « au vol » les oiseaux qui s’enfuient affolés à tire d’aile sur notre passage infernal. Les appareils de photos sont réglés au 1/1000 ème et ça risque d’être un peu juste. Les petites barques de pêche croisées manquent de chavirer, les pêcheurs sur la rive ont les pieds trempés. Sans sourciller, le regard fixe et absent, notre Lipovène fonce.

Un Lipovène pas comme les autres...



Roselière



Le labyrinthe du Delta



Le paradis des ornithologues











et des pêcheurs

Au détour d’un canal transverse un pêcheur très âgé peine sur ses avirons et fait lentement progresser sa traditionnelle barque noire. Il ralentit un petit peu mais cet ancêtre n’en est peut être pas encore remis. Devant nos yeux furibonds et gestes explicites le rythme diminue peu à peu. C’était bien loin de ces petites huttes d’observation sur pilotis où l’on attend patiemment pendant des heures l’éventuelle arrivée de cette variété d’avocette si rare.


L'ancètre






Plus que 35 milles et ce sera Sulina et la Mer Noire. Troll commence à se demander à quoi peut ressembler cette eau salée dont on lui parle tant.
Le canal est maintenant très rectiligne, bien consolidé, empierré. Des petites maisons, bleu gris ou ocre aux typiques toits de roseaux, très abondants dans la nature environnante, bordent les berges avec leurs pontons et leurs barques noires amarrées.


Le dernier tronçon du canal de Sulina



Sulina est un long quai de pierre, très convivial, de bonne hauteur, très pratique pour un amarrage sans difficulté. Un trou dans la ligne de bateaux et face à la capitainerie : c’est parfait pour nous.
Sulina est une ville du bout du monde où le temps a dû s’arrêter dans les années 50. Tout ici fonctionne au ralenti. C’était un petit port actif relégué au second plan par Costanza après l’ouverture du canal. La ville s’est endormie. Seule la rue qui longe le quai est goudronnée et, si la ville s’étend des deux côtés du Danube, aucun pont ne relie les deux rives. Un passeur édenté vous traversera tranquillement à la rame, si vous le désirez. Mais l’activité de la rive gauche a presque entièrement disparu avec la fermeture des chantiers navals relayés aujourd’hui par ceux de Braila et Galati. Le Danube se prolonge en mer sur 4 km par un canal bordé de digues qui luttent contre l’enlisement. Le vieux phare du début du 19ème siècle est maintenant « en ville ».

Le quai de Sulina


Pas d'erreur, Troll est bien à Sulina



Le passeur


La partie de cartes


Le vieux phare ensablé



Le temps est mauvais : le vent souffle et la pluie tombe drue. Pas vraiment l’idéal pour se lancer sur la Mer Noire et la capitainerie le confirme. Pascal se lance de
Genève dans une opération de routage en épluchant les sites météo concernés et son conseil SMS tombe : « Vous pourrez partir mardi matin tôt » ce qui semble à peu près en phase avec les informations diffusées par les stations Navtex de Odessa, Costanza et Varna. Deux jours encore à apprécier cette petite ville d’un autre temps.

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