vendredi 14 décembre 2007

Juin 2007: La remontée du Rhin


La brume s’accroche à la Meuse. Un soleil diffus ne parvient pas à dessiner d’ ombres sur ce paysage plat, paisible, indolent. Troll glisse sur une eau grise ravi de se dégourdir enfin les ailerons si longtemps entravés. Le Capitaine, son Second et Jacques le pilote agitent leurs bras : Henry est sur la berge ému de regarder passer son œuvre, la première dont il est entièrement responsable en l’absence de Jacques le grand patron.

Les brumes de la Meuse


Donc Jacques notre pilote-professeur est à bord. Pilote, car le permis qui autorise le capitaine de conduire des péniches jusqu’à 38m est agréé partout, partout sauf sur le Rhin où la fameuse « Patente du Rhin » est requise. Professeur car le capitaine a tout à apprendre - la manœuvre avec deux moteurs, le dosage du propulseur d’étrave la négociation des écluses encombrées … Le capitaine se pose beaucoup de questions dont la plus récurrente est « Troll et ses 30 tonnes n’est-il pas trop gros pour être manœuvré par deux (bientôt) septuagénaires ? ». Une première écluse sur un petit bout de canal qui ajuste les niveaux de la Meuse et du Rhin est bien vite franchie et à Nijmegen Troll embouque le Rhin. Les eaux plates de la Meuse et du canal font place à un Rhin bouillonnant. Les trains de péniches et autres barges accouplées et poussées par de puissants pousseurs se succèdent en un trafic ininterrompu, la Ruhr ou Rotterdam sur la proue. Charbon, ferraille, sable, gravier containers, l’artère fémorale de l’Europe véhicule ses globules… noirs. L’eau est limoneuse, ocre. Dans les virages les longs assemblages de barges parfois trois de front sur trois rangées, partent en dérapage contrôlé, le pousseur à fond les manettes. « Pousse toi infime microbe ! Place aux pros ! ». Troll a sorti ses peaux de phoque et remonte la pente calmement car cette montée sera lente avant de descendre tout schuss le Danube.
L’étape du Rhin sera un convoyage ou presque. De longues étapes d’environ 100 km en profitant des longues journées de cette fin juin.
La brume a fait place à un ciel plombé et bientôt le pavillon allemand remplace le hollandais qui n’aura finalement flotté que 4 heures.
Des vaches qui se baignent dans le Rhin voilà un spectacle bien insolite pour des marins d’avantage habitués au varech. Une péniche de 110 m est dépassée, toute décorée de géranium, voiture sur la plage arrière et petit canot pour les promenades dominicales. Une centrale nucléaire et ses inévitables tours de refroidissement se profile sur la rive gauche mais pas n’importe quelle centrale. Celle-ci est décorée de couleurs vives. Fermée sous la pression des « verts » au moment de sa mise en service elle fut finalement vendue 1 Euro à un mécène écologiste qui la transforma en parc d’attraction pour enfants.
Jolis bourgs germaniques bien proprets ; pays plat et vert ; des grèves ocres plantées de saules argentés. Le ciel plombé se fâche en un orage amazonien qui frappe l’eau de mille étincelles. Noir sur noir surgissent de vilains complexes industriels. Charbon, fumées, toux d’asthmatique.
Tout au long de ce périple fluvial Troll passera pour un grand-frère qui a trop grandi. Gulliver au pays des Lilliputiens. Pas facile de se faufiler dans d’étroites marinas où le bateau amiral affiche fièrement ses onze mètres.
La première étape, Duisburg, n’échappe pas à cette règle et au bout d’un étroit et long canal bordé d’entrepôts se profile la « marina » et si nous y entrons le voyage risque de s’arrêter là. Un demi-tour et les amarres sont frappées le long d’un mur-quai oblique. Un petit peu de varappe et le tour est joué. L’environnement ne pousse pas à la méditation sur la belle planète bleue. Le départ sera matinal ; les tours de la cathédrale de Cologne pointent au-delà de l’horizon à près de 100 km.
Car qui dit Cologne, pense cathédrale. Il est vrai qu’elle est de taille: la plus grande du monde par son volume et la seconde par sa hauteur. Et il en aura fallu du temps pour en terminer la construction ! En 1248, premier coup de pioche ; 1560 : les caisses sont vides et les travaux suspendus … pour trois siècles. Reprise des travaux en 1842 et inauguration en 1880. Pire que la Sagrada Familia de Gaudi! Menaçante et implacablement noire elle écrase aujourd’hui tout l’espace alentour. Mais Cologne ce n’est pas seulement cet immense bâtiment pointant ses flèches noirâtres vers le ciel et surgissant intacte en 1945 au milieu du champ de ruine de la ville dévastée. Il y a aussi la Cologne bigote et ses 17 églises romanes plus intimistes, la Cologne qui se refait un folklore narcissique « Nous descendons des Romains ! », la Cologne branchée à l’avant-garde des mouvements artistiques et qui sait apprécier un quatuor de jazz moderne distillant les notes de Teleonius Monk à la terrasse d’un café ou fouiner au marché aux puces le long du quai Conrad Adenauer. C’est en effet la ville dont Conrad Adenauer était le maire en … 1919 et on a du mal à imaginer que c’est le même qui, 40 années plus tard, fut avec De Gaulle l’artisan de la réconciliation franco-allemande.
La « Köln Marina », étroit boyau, dans un environnement un petit peu délabré et sinistre, trou d’humidité étendant son manteau de mousse verdache sur les ponts des bateaux ventouses. Le pont tournant qui en ferme l’entrée ne tournera pas pour Troll qui rentre les épaules et baisse la tête, mat en bas et capote repliée. L’accueil chaleureux du « Hafen Meister » est le rayon de soleil qui compense la pluie diluvienne qui rince le bateau des fumées industrielles accumulées pendant la journée.
Les amarres à peine lancées, Jacques se rue à la gare pour aller passer son week-end en famille, à Katwijk : trois heures de train contre deux longues journées de navigation. Et si on s’achetait une locomotive ?
En 1709 un jeune Italien de 24 ans, Juan Maria Farina débarque à Cologne, ville prospère, port fluvial le plus en amont sur le Rhin, point de transbordement fleuve-route de l’Europe germanique commerçante. Farina est parfumeur et arrive avec ses recettes « Mon parfum fait penser à une belle matinée printanière après la pluie ; une composition d’oranges, citrons, pamplemousse, bergamote, de fleurs et fruits de mon pays natal ». L’eau de Cologne était née, bien utile à une époque où l’eau courante absente entraînait des odeurs pour le moins nauséabondes. Aujourd’hui la huitième génération de Farina perpétue la tradition et retrace l’histoire de la parfumerie familiale au travers d’un petit musée. Peut être le seul musée au monde d’où l’on sort en sentant bon.
.Jacques est de retour à bord depuis cinq minutes et les moteurs chauffent déjà lorsque le téléphone sonne. Jacques échange quelques mots et raccroche « Désolé je dois repartir, ma fille Manon vient de ressentir les premières contractions : le bébé est en route. Je file à la gare et reviens demain » Et c’est ainsi que notre pilote-professeur devint le grand-père de la petite Frédérique alors que le Capitaine et son second approfondissaient la visite de Cologne.
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Cologne

Doublés par un cycliste

Le nouveau grand-père de retour à bord, Troll quitte la « Köln Marina » sous la pluie encore et encore. Avec toute cette eau qui tombe du ciel, le courant est fort et Troll peine à 8 km/h et parfois moins. Que des cyclistes nous dépassent, ceci peut s’admettre, qu’un jogger soit plus rapide, on s’y fait, mais qu’une femme poussant son landau nous double, là c’est très très mauvais pour le moral.

Les saules argentés font place à la métallurgie et à la chimie ; une collection de monstruosités ininterrompue : le cœur industriel de l’Europe. Beaucoup de trains de barges ; croisement inversés, panneaux bleus déployés, feux clignotants en action.
Il repleut et nous, bien au chaud, oscillons au rythme des essuie-glaces.
A Bonn, le paysage se métamorphose, devient superbe : vallonné, couvert de vignobles saupoudré de castelets ; Troll s’attaque au « Mittelrhein ». Le jour décline. La marina de Neuwied nous tend les bras. Le « Hafen Meister » est déjà couché ; à l’heure de l’appareillage le lendemain, il ne sera pas encore levé. Commence la dernière journée pour en finir avec ce courant debout fuel-vorace. La « Patente du Rhin » ce document magique qui transforme tout capitaine en un pilote du fleuve n’est en réalité délivré que pour un tronçon bien défini sur lequel porte l’examen. La patente de Jacques couvre la zone Rotterdam-Koblenz. De Koblenz à Mayence un nouveau pilote est donc théoriquement nécessaire.


Vignobles rhénans

Rives rhénanes

Gutenfels


A Koblenz, face au « Deutsche Eck », le confluent de la Moselle et du Rhin, les regards du capitaine et du pilote se croisent : « OK, on continue ! » Sur son cheval Guillaume nous regarde passer « Vous pouvez y aller mais faites attention à la Lorelei ». A partir de Coblence (km 596) et jusqu’à Bingen (km 529), le Rhin s’engage dans un paysage montagneux, aux nombreux méandres, des passages souvent étroits jusqu’à 120 m et un courant puissant de 6 à 10 km/h. Les 26 km de St Goar à Bingen prendront 6 heures avec les moteurs à 2100 t/min. Le guide du Rhin précise aux professionnels : « A vérifier impérativement avant ce passage : circuits de fuel, niveaux d’huile, circuits de refroidissement et ligne d’arbre. » Moyenne d’accidents dans le coin une péniche par mois jetée à la rive ou en collision. Un record récent : trois trains de barges télescopés ; trafic sur le Rhin interrompu pendant 2 semaines ! Les assureurs vont s’en souvenir.
Du côté de St Goar des panneaux lumineux indiquent l’état du trafic : convoi vers l’amont, convoi vers l’aval et de quel type. Pour nous il ne peut y avoir de problème : Guillaume veille sur Troll.

Koblenz

Le méandre de la Lorelei se profile avec sur le rocher la silhouette pétrifiée de la sirène enchanteresse qui envoûtait de son chant les bateliers. Enfin… en plissant les yeux et en faisant travailler très très fort l’imagination, certains verront peut-être la petite sirène. Jusqu’à Bingen, châteaux, villages blancs et vignobles se succèdent et soudain, quelques kilomètres avant Mayence-Wiesbaden, l’arrière plan s’aplatit, le Rhin s’élargit et se couvre d’îles plantées de saules, labyrinthe aquatique très amazonien.
Au milieu de trains de barges, Troll fait son entrée dans Mayence (rive gauche) ou Wiesbaden (rive droite) et embouque au km 496 le « Acker » un petit bras d’eau boisé ou l’ancre plonge au milieu d’un univers serein. Le bouillonnant Rhin est dans le sillage. Le Main ce sera pour demain.


Du côté de St Goar

La Lorelei


Mainz/Mayence

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