vendredi 14 décembre 2007

Juillet & Aout 2007: le Danube de Kelheim à Budapest

Si la Volga est plus longue, aucun autre fleuve n’est bordé par autant de pays : Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, Serbie, Bulgarie, Roumanie, Moldavie et Ukraine. Le nombre de peuples entrelacés depuis des siècles et de langues différentes sont encore plus nombreux.
Le Danube prend sa source en Allemagne en Forêt Noire et se forme, à Donaueschingen de la confluence de la Breg et de la Brigach à 678m d’altitude. C’est en tout cas ce que racontent les habitants de Donaueschingen. Ceux de Furtwangen prétendent eux que la source de la Breg EST la source du Danube. Le
débat dure depuis des siècles. Et nous ne retiendrons pas la version d’Herodote qui lui situait la source du Danube dans les … Pyrénées. A force de recevoir des affluents - 120 au total - le Danube devient le plus gros débit fluvial d’Europe.
Tout au long de son cours et de son histoire, le fleuve change de nom. Si les Celtes le nommaient Ister et les Grecs Istros ce sont les Romains qui lui donnèrent son nom actuel, Danubius dont Dunaj, Duna, Dunov, Dunarea, Danube,
Donau, Danubio, Dunarez ne sont que des déformations linguistiques.
C’est la voie des Nibelungen et des Croisés ; pour les Romains une importante voie commerciale ; pour les Huns et les Turcs la voie de l’invasion et de l’expansion vers le nord. Depuis la chanson des Nibelungen, Rhin et Danube se défient. Le Rhin c’est Siegfried, la pureté germanique, l’héroïsme chevaleresque, le fatalisme de l’âme allemande. Le Danube c’est le royaume d’Attila, c’est l’orient, l’Asie qui déferle et détruit, à la fin de la chanson, la valeur germanique. Le Danube c’est le fleuve le long duquel se rencontrent, se croisent et se mêlent des peuples divers alors que le Rhin est le gardien mythique de la pureté de la race. C’est le fleuve de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de Belgrade et de la Dacie, celui de l’Autriche des Habsburg dont le souverain s’adressait à « mes peuples » et dont l’hymne était chanté en onze langues. Le Danube c’est la Mitteleuropa germano-magyaro-slavo-judeo-romane que nous sommes à la veille de partir découvrir ; la voie royale pour atteindre la Mer Noire.
Ratisbonne ou Regensburg, siège permanent depuis 1663 de la Diète impériale est au centre du Saint Empire Romain Germanique. Un empire reflétant une splendeur éteinte qui rêve de faire renaître l’empire romain, l’universalité de Rome. Un empire qui bien vite se contente de réaliser une monarchie allemande forte sans se laisser aller à des rêves chimériques de domination du monde. Dans cette salle de la mairie se réunissait la Diète du Saint Empire sous la présidence de l’empereur à la merci des princes, des évêques et des représentants des villes, plus coordinateur que chef de l’exécutif et qui ne devait sa fonction qu’à son élection par les 7 princes électeurs qui
ainsi le contrôlaient. Décentralisation et régionalisation : l’autonomie actuelle des lands allemands avant la date. Pendant les
délibérations de la Diète, on passe petits fours et pâtisserie. Les électeurs et autres ecclésiastiques s’assoupissent, les discussions s’enlisent…
Ratisbonne c’est aussi la ville où Kepler l’astronome, Kepler l’expérimentateur,
vécut, publia et mourut. Par horreur de l’infini il n’alla pas jusqu’au bout du
raisonnement et continua à placer le système solaire au milieu du Cosmos. Sa maison-musée conserve, parmi ses instruments et ses écrits, une de ses inventions qui lui permettait de mesurer quelle quantité de vin restait dans son tonneau. Kepler le protestant était-il cependant un bon vivant ?

Ratisbonne: le pont de pierre

Sous la treille, dans la cour de la résidence des évêques, défilent les serveuses en costume, chargées de plats bavarois et de choppes de bière. La bourgeoisie Ratisbonnaise se régale.
Du pont de pierre le regard se porte sur les toits d’une ville somme toute bien semblable à celle que découvrait de son cheval Frédéric Barberousse. A deux pas du pont, une gargote fait rôtir depuis le 12ème siècle les mêmes saucisses. A la fin de la construction, cette cantine ouvrière n’a pas fermé et régale aujourd’hui Américains et Japonais friands … d’anecdotes historiques.

Ratisbonne


A deux pas de la Marina de Saal changement d’époque : voici Kelheim au temps de Ludwig 1er de Bavière, au milieu du 19ème siècle. Le Saint-Empire n’existe plus ; place aux pouvoirs régionaux et la Bavière domine le sud de toute sa puissance. Mais l’unité allemande est dans l’air du temps. Et quoi de plus symbolique pour glorifier cette possible, alors hypothétique unité que de glorifier cette union temporaire face à un Napoléon affaibli par la campagne de Russie, de commémorer dans un bâtiment symbolique les 34 victoires remportées sur l’ogre corse. Ainsi naquit le « Befreiungshalle », le hall de la libération, sorte de gazomètre néo-classique qui domine le Danube d’une centaine de mètres. 34 victoires immortalisées par 34 statues disposées en cercle au cœur de ce bâtiment circulaire.
Befreiungshalle
Au pied de la colline, les restes de la première écluse et du port de déchargement des barges : le début du premier canal celui du même Ludwig ; une belle illustration de l’ingéniérie de ce milieu du 19ème. Ecluse et grues, tout fonctionne encore.
Une écluse de Ludwig
L’acte trois de la pièce de théâtre est sur le point de commencer. Alain et Monique sortent de scène ; Ingrid et Günther font leur entrée.
La marina Saal est un passage obligé pour les plaisanciers en route vers la Mer Noire. Avec étonnement nous découvrons 2 autres trawlers de la même taille que Troll et prêts à appareiller, cap au sud. L’un bat pavillon allemand, l’autre pavillon belge et tous deux sont partis de Hollande. Si cette voie du Danube n’est pas encombrée de bateaux de plaisance, ce n’est cependant pas le désert annoncé et au cours de notre descente en questionnant propriétaires de pontons mais surtout autorités administratives, il apparut que chaque année environ une cinquantaine de bateaux de plaisance descendait le fleuve en route vers la Mer Noire.
Sur le Rhin, Troll peinait contre un fort courant, sur le Main contre un courant calmé par ses 34 écluses, sur le canal le courant était nul. Maintenant, l’heure est à la descente et aux longues distances parcourues en des temps raisonnables.
Le départ sera quand même matinal car la route est exceptionnellement longue jusqu’à Deggensdorf l’objectif du jour : 126 km et quatre écluses. Après deux heures d’attente à l’écluse de Ratisbonne opérée par un éclusier pas très coopératif, les collines boisées bavaroises nous saluent. 100m au dessus de l’eau se dresse fièrement le Wahlala, autre construction de Ludwig, mégalomaniaque ou visionnaire : un Parthénon blanc construit au milieu de la Bavière. Ici on ne glorifie pas les victoires contre Napoléon mais le génie allemand: artistes, scientifiques et penseurs. 120 y ont leur statue. Peut-être une autre façon d’éveiller les consciences
pour la future unité ?
Le Danube, encore dans son enfance, à peine plus large que le Main, s’écoule maintenant paresseusement dans la plaine. Encore trois paisibles écluses descendantes rythment notre descente danubienne de palier en palier. Quelques passages délicats où les eaux se font un petit peu parcimonieuses. Avec un sondeur qui affiche parfois 1.8 m, Troll avance sur la pointe des pieds. Le trafic est rare. Silencieusement, à Staubing, nous honorons la mémoire d’Agnès Bernauer en passant sous le pont qui porte son nom. Par raison d’Etat le duc Ernst avait fait noyer cette pauvre Agnès, l’épouse de son fils : « Un prince n’épouse pas une fille du peuple ! » Longtemps la longue chevelure blonde flotta entre deux eaux maintenue par les perches des sbires du duc. D’un côté on assassine une jolie blonde coupable d’être amoureuse de son prince ; plus loin on aménage de grandes zones de repos pour les poissons, balisées de bouées jaunes. Les poissons sont ils seulement informés ? Autre temps, autres mœurs.
Le Walhalla
Aire de repos pour poissons

Après 12 heures de navigation, une bonne mise en jambe pour nos nouveaux équipiers, Ingrid et Günther, Troll enfile son museau dans un étroit canal et s’amarre le long d’un mur de pierre juste devant le Trawler allemand rencontré à Kelheim. Au petit jour, silencieusement, Troll se glisse hors du « Schutzhafen » de Deggensdorf. Sur la berge, de nombreux pêcheurs ont passé la nuit attendant la touche miraculeuse. Les remous du sillage agitent les bouchons lumineux et déclenchent les alarmes qui propulsent hors de leurs sacs de couchage les pescadous en des convulsions frénétiques. Et si c’était la prise du siècle ?
Au premier méandre, un petit coup sur la poupe : c’est l’Isar qui nous arrive en renfort du Tyrol ; 2 km/h supplémentaires sont toujours bons à prendre.
Passau, la superbe ville allemande baroque défile le long du bord. C’est le point de départ de très nombreuses croisières danubiennes et les paquebots fluviaux s’alignent le long des quais.
Si la municipalité fait tout pour attirer ce tourisme de masse, rien n’est fait pour les plaisanciers individualistes : aucune marina, aucun ponton (accostage limité à 2 heures !). Troll, frustré, voit ainsi défiler, les trois dômes de la cathédrale Saint-Etienne où nous aurions pu admirer les plus grandes orgues du monde avec ses 17'723 tuyaux et 223 registres.
Pour se faire pardonner Passau nous envoie l’Inn et ses 2km/h supplémentaires. Troll vole à 20 km/h.
Passau
Passau: l'arrivée de l'Inn

Pendant des dizaines de milliers d’années, patiemment, le Danube s’est frayé un passage à travers la montagne et creusé peu à peu la vallée de Passau qui s'ouvre sur l'Autriche. Il s’écoule au milieu de pentes encaissées couvertes de forêts, évoquant chevreuils et champignons. De délicieux villages et des fermes s’accrochent aux prairies, tellement parfaits que l’on dirait des maquettes fraîchement construites. Sur les hauteurs de sévères châteaux rappellent qu’il fut une époque où certains nobles se plaisaient à tendre des chaînes en travers du fleuve pour rançonner les bateliers de passage ; un droit de péage sur leurs terres. Après s’être essayer à plusieurs reprises, le Danube réussit la boucle parfaite, le méandre à l’harmonie idéale : le Schlögener Schlinge ; presque un 270 degré ! Et pour couronner le tout, une marina magnifique. La plus belle de tout le Danube confirmera le Capitaine du Port, un Taras Boulba pas peu fier de son royaume. Dîner romantique face à la boucle du fleuve.
Tout aussi romantique sera le lendemain matin: balade le long d’un sentier forestier qui peu à peu gravit la pente et débouche deux cent mètres plus haut sur une plate-forme dominant la boucle bleu-vert du fleuve. Le souffle coupé par la beauté du site, l’équipage reste sans voix.
Même si l’autonomie de Troll est suffisante pour rallier la Hollande à Istanbul, les réservoirs sont quand même remplis avant de quitter la marina ; une petite marge supplémentaire.
Schlögener Schlinge
Quelques domiciles de racketeurs
Maintenant c’est au tour de Troll de s’attaquer à la boucle. A l’entrée cap à l’est, à la sortie cap à l’ouest ; puis, vient une autre boucle. Le cap repasse à l’est et Troll se dit : « Ils ne savent vraiment pas où ils veulent aller ! » « Si, au sud ! » "Tiens, on fait du nord ! " Ces changements de direction ne perturbent pas le moins du monde les nombreux cyclistes qui, comme nous, descendent le Danube… mais sur le chemin de halage aménagé en piste cyclable. Tout à coup le charme est rompu à l’écluse d’Aschach. C’est le retour de la plaine, des champs de maïs et bientôt Linz surgit, Linz l’industrielle; et les usines de Voest Alpine sont bien là pour le rappeler. Bien sûr Linz a sa « Marina » : un ensemble de pontons branlants, tristounets implanté en dehors de la ville en pleine zone industrielle ; un endroit bien peu adapté au plaisancier de passage en mal de découvertes touristiques. Mais Troll, bien accueilli par des membres du club essaie de se faire le plus petit possible et de ne pas trop faire grincer le ponton bien léger qui lui, proteste. Promis ponton, demain nous serons partis.
Sur bâbord, un joli petit village endormi serre le long du Danube ses maisons à l’architecture provinciale. Difficile d’imaginer que la folie des hommes transforma cet endroit paisible en un vociférant camp de concentration où plus de 100'000 prisonniers trouvèrent la mort en taillant des blocs de granit de la carrière voisine, blocs destinés à la construction des bâtiments mégalomaniaques du « Reichpartei Gelände » à Nürnberg. C’est Mauthausen au km 2108.
Grein
A l’entrée d’un méandre, une série de signaux rappelle au batelier que Grein est juste derrière et est un endroit mal famé. Ces signaux lui indiquent de quel côté de l’île Wörth il faut passer, le Studenseite ou le Hössgangseite ; quels sont les convois qui montent ou qui descendent car le passage est à sens unique. Aujourd’hui tout est simple, balisé, dompté. Mais ces signaux rappellent quand même que jusqu’à la construction du barrage d’Ybbs-Persenburg en 1956, 18 km en aval, tout batelier devait s’arrêter à Grein et embarquer un pilote. Le passage des rapides était encore alors assez acrobatique et, avant que Marie-Thérèse ordonna de faire sauter 28'000 m3 de rochers au milieu des rapides, franchement dangereux. Ce pilotage disparu, la petite ville de Grein s’assoupit au pied de son château.
Le théatre de Grein
Fauteuils d'orchestre vérouillés
Troll est, comme on le sait, très attaché aux traditions et souhaite passer l’île de Wörth comme il se doit, avec un pilote à son bord. Le Capitaine fait appel à Jochen, un ami de longue date qui arrive de Klagenfurt et monte à bord après quatre longues heures de route pour découvrir Troll et le piloter sur son Danube autrichien. Pilote mais aussi gastronome : les petits déjeuners seront autrichiens agrémentés de pains variés croustillants, de charcuteries locales et autres Apfelstrudel.
Rester à Grein c’est aussi prendre possession d’un amarrage dans la petite marina et « petite » est un euphémisme ; minuscule devrait-on dire. Troll proteste « Jamais on ne rentrera là-dedans ! » « Mais si, on va utiliser deux places et tout va bien se passer » Troll bouche maintenant le petit port. Heureusement personne ne proteste, ni ne sort.
A Grein commence la Wachau, la plus belle zone de navigation du Danube autrichien et peut-être de tout le Danube où s’alignent en rangs serrés, châteaux, manoirs et églises superbes faisant de la Wachau un passage des plus romantiques. Le Danube y ondule dans environnement de collines tantôt boisées, tantôt couvertes de vignobles.
La Wachau
Santa Maria Taffern
Afin de résoudre le problème toujours un petit peu épineux des amarrages, la Wachau est traversée d’une traite en saluant au passage les hauts lieux de cette vallée : Melk, Spitz, Dürnstein que nous reviendrons tranquillement visiter en voiture une fois bien amarrés à la marina de Krems qui nous réserve une fois encore un superbe accueil.
La marina de Krems au pied de la basilique Gottweig
Pour Saint Benoît, les vœux de pauvreté sont le préalable indispensable à toute prière, à toute méditation, à toute communication avec Dieu. En visitant l’abbaye de Melk, la richesse de ses décorations, le luxe de ses salles de réception officielles, la qualité de ses bibliothèques on en vient à se dire « Pauvre Benoît ! » Toutes considérations concernant l’église et ses fastes mises à part, cette abbaye est une merveille architecturale baroque et la vue de ses deux pointes pour le voyageur avalant le Danube impressionnante.
Melk vu de Troll
Melk vu d'avion...
L'abbaye
Une des bibliothèques
Au pied d’une crête que couronnent les ruines d’une forteresse, entourée de vignobles réputés, s’étire ceintes de remparts la petite ville de Dürnstein, les pieds dans l’eau prête à accueillir les bateliers d’antan alors qu’une église baroque toute bleue veille sur un Danube jade. Du château ne sort plus aucune réponse lorsque l’on fredonne la chanson favorite de Richard Cœur de Lion. Il faut dire qu’il est rentré en Angleterre il y a bien longtemps ; cela fait plus de huit siècles que le Duc Léopold lui a rendu la liberté. La rançon pour la libération était élevée mais Richard avait-il besoin d’injurier Léopold sous les murs de Jérusalem ? Une vraie querelle de gamins !
Richard, es-tu là?

Düurnstein
L'abbaye de Göttweig
A Spitz, autre haut lieu viticole, les celliers discrets, cachés au fond des cours le long de la Schlosstrasse, proposent leurs dégustations de blancs secs ou doux. Derrière le village s’étagent les vignobles en terrasse.
Après les plaisirs de la bouche il est temps à nouveau de nourrir l’esprit. L’imposante abbaye de Göttweig, imposante masse claire de bâtiments élevés au carré et cadrés de donjons à bulbe, y pourvoira. Encore une réalisation de l’ordre des Bénédictins mais plus sobre, plus austère, plus dans l’esprit du Monte Cassino que Melk et ses dorures. De ses 450 m d’altitude, le monastère impose sa puissance au petit peuple alentour qui, siècle après siècle a défriché les forêts, cultivé les coteaux de vignobles, entretenu les viviers de poissons. Le petit peuple avec sa sueur et son sang a financé cette magnificence arrogante des abbayes qui écrasent. Mais, les moines ne nous ont-ils pas légué des splendeurs: ces œuvres d’art sans nombre, ces bibliothèques, la bière forte et la truite bleue. Alors peut-être faut il finalement leur pardonner ainsi qu'aux monastères : on n’a rien sans rien.
Göttweig au loin dans le sillage, Troll sort de la Wachau ; le paysage s’aplatit, Vienne n’est pas loin. A l’écluse d’Altendorf un pousseur et ses deux barges remplies de sable occupe pratiquement tout le bassin. L’éclusier n’est pas disposé à nous laisser rentrer et nous le fait savoir par VHF. Suit une discussion entre l’éclusier et le capitaine du pousseur qui propose de nous prendre à couple. Le capitaine a le dernier mot et nous fait signe de rentrer dans l’écluse. Ses matelots prennent nos amarres et voilà Troll en train d’écluser accroché à un bollard flottant de 2000 tonnes. Une bouteille de rouge change de bord. Merci les mariniers ! L’écluse s’ouvre, on se quitte pour se retrouver à l’écluse suivante amarré au même pousseur MEISTER 2 mais cette fois sur son tribord.
A couple de Meister 2
Les faubourgs de Vienne sont là. De petites maisons-pontons hérissées de carrelets, ces filets carrés suspendus à des perches, s’alignent le long de la rive. Petits bungalows pour le week-end de pêcheurs accros.
Plus loin, un long bateau de croisière transformé en lycée attend la rentrée scolaire. Nous sommes à 1926 km de la mer Noire ; Troll entre dans la marina moderne de Vienne, la Wien Marina. La Marina est un petit peu excentrée et les taxis s’imposent presque naturellement. En réalité, c’est Vienne qui est excentré par rapport à la marina (ici le lecteur est en train de penser que l’auteur devient fou). Non, non.
Contrairement à Budapest, qui enserre le Danube, Vienne lui tourne le dos et ce n’est pas par hasard. Le terrain est plat sur la rive gauche et Vienne a toujours tourné le dos aux sautes d’humeur redoutables du fleuve. Aujourd’hui, les endiguements, trop pleins et zones de décharge des eaux, protègent la ville des inondations et son développement se tourne vers le Danube. Plusieurs organisations de l’ONU ne se sont-elles pas implantées sur l’île du Donaupark, un petit Manhattan viennois.

Arrivée à Vienne
Carrelet
La marina et l'ONU de Vienne

Vienne
Vienne c’est la ville dont le nom sonne comme de la musique : les opérettes viennoises, Johan Strauss, Franz Léhar et les bals du palais impérial. Les noms de Gluck, Mozart, Haydn, Salieri, Beethoven, Schubert, Bruckner, Brahms, Mahler … tapissent les pierres tombales des cimetières de Vienne ; apparemment il est dangereux d’habiter Vienne quand on est musicien. C’est une ville subtile qu'il ne faut pas visiter mais habiter pour l’apprécier. Architecture et urbanisme entremêlés n’éveillent pas rapidement de repères. Pas de grands alignements, de longues et larges avenues dessinant une logique urbaine. Plutôt un puzzle à reconstruire patiemment. Probablement Descartes n’en facilite pas la lecture. Pour un court séjour, sentir, humer l’ambiance est plus important que des visites, guide à la main à travers l’histoire de l’empire. Les Kaffehaus et leurs innombrables variétés de cafés : « Ein kleinen Moka » sera un expresso à l’italienne, « Ein Kaputziner » sera couronné de crème fouettée, « ein Braunen » avec une goutte de lait tout à fait viennois et très raffiné, « Ein Melange » moitié lait moitié café ou enfin le redoutable « Einspänner » servi dans un grand verre avec de la crème fouettée. C’est ce dernier que l’on obtient partout dans le monde lorsque l’on commande un « café viennois ». Certains cafés sont le rendez-vous des artistes, d’autres des intellectuels, d’autres de la haute bourgeoisie viennoise. Les Viennois sont à l’intérieur, dans des salons meublés de sièges dorés ornés de fresques et lisent le « Wiener Zeitung » ; les touristes sont à la terrasse.
Pour s’échapper à la vie trépidante de la capitale, il suffit de grimper un petit peu, rive droite, sur les ultimes contreforts des alpes autrichiennes couverts des célèbres vignobles viennois. Et d’aller déguster un bon verre de grüner Veltliner sous la treille d’un Heurigen de Nussdorf. Quoi de plus romantique et de plus viennois que d’apprécier ces vins gouleyants de l’année devant ces tables en bois de pin, accompagnés de viande froide, de légumes mijotés et de délicieux fromages. Dénicher le bon Heurigen n’est pas facile mais Tania, Viennoise d’adoption, en retenant le « Schübel-Auer », le fera pour nous de main de maître.
Vienne romantique
Schübel-Auer
Si, au temps de l’empire et de la splendeur des Habsburg, les Viennois prenaient le tram pour aller déguster des pâtisseries à Bratislava, la capitale de la Slovaquie ne doit certainement pas être très loin.
Qui dit changement de pays dit contrôle à la frontière. Que n’avions nous pas lu sur le côté tâtillon des administrations de la Mitteleuropa. Munis de liste d’équipage et descriptifs du bateau, chacun en moult exemplaires, nous abordons le ponton où flotte le drapeau rouge-blanc-rouge pour effectuer les formalités de sortie d’Autriche. Le courant est fort. Demi-tour pour placer la proue vers l’amont. Les amarres sont prêtes à être lancées au policier qui, de son ponton nous regarde d’un air désabusé sans prendre les amarres. « Le long du ponton le courant est nul : pas la peine d’amarrer ! » Miracle de la nature. Vague coup d’œil aux quatre passeports européens et c’est le départ vers le ponton slovaque. Une charmante blonde nous accueille, prend les passeports et les rend sans les ouvrir. Aucun doute, l’Europe est en train de se construire.
Bratislava est traversée en laissant son gros château rouge dans le sillage. La marina est en effet au-delà de la ville au fond d’un bras bordé de pontons et petits restaurants. Deux rivaux se font face : Milan et Dodo. Milan est sur son ponton et nous désigne une place d’amarrage. Va pour Milan.
Milan Treff
Milan aux fourneaux
Une fois de plus Troll déborde un petit peu de tous les côtés. Avec Milan c’est le One-Man-Show garanti : gestionnaire de marina, restaurateur, cuisinier, organisateur de tout service demandé. N’attendez pas de grands sourires. Milan est attentif , consciencieux et un tantinet bourru. Un trajet en taxi (organisé par Milan bien sûr) et nous voici déambulant dans un Bratislava à la fois en pleine réhabilitation et plein boom économique. Des immeubles commerciaux flambant neufs acier-verre s’alignent à la périphérie tandis que la vieille ville subit un lifting bien nécessaire après toutes ces années de négligence et de décrépitude. L’office du tourisme n’a pas tout à fait rompu avec le passé récent : une dizaine de demoiselles inactives attendent stoïques et silencieuses les peu nombreux touristes.
Une guide de langue française nous entraîne bientôt à travers la ville dans un tourbillon de paroles. Jonglant avec les styles architecturaux, les époques, les anecdotes historiques ou tirées de la légende, elle nous abandonne épuisés au bord d’un trottoir. Qui a pris des notes ?
La tête farçie, c’est le retour à bord. Milan se lance dans un festival de grillades dégustées à la terrasse de son ponton.

Bratislava: le chateau dit "la table à l'envers"
Impressions de Bratislava


La météo est bonne et nous pouvons aborder sans problème le grand lac de retenue du barrage-écluse de Gabcikovo. Un lac d’une vingtaine de km de long et suffisamment large pour laisser croire à une zone inondée. Seul un chenal balisé ou quelquefois bétonné est navigable. En cas de fort vent des vagues courtes jusqu’à 2 m de hauteur peuvent se former rendant la navigation sur le lac difficile sinon dangereuse. Aujourd’hui les eaux sont lisses.

Le lac Gabcikovo
L’omniscient Milan avait prévenu : « arrivez à l’écluse avant onze heures pour écluser avec le bateau de ligne rapide Bratislava-Budapest ».
A 11.10 nous entrons dans l’écluse sous les injonctions de l’éclusier « Schnell ! Schnell !» car le bateau de ligne est en vue et il n’est pas question de le faire attendre. Cette écluse est énorme, la plus grande rencontrée depuis le début de notre voyage : deux bassins de 275 m x 34 m ; 20 m de dénivelé. Une sacrée quantité d’eau à vidanger pour descendre Troll et le petit express sur ski. Apparemment la cérémonie de l’éclusage est un spectacle à en juger par les dizaines de personnes accoudées au parapet du pont.

L'express Bratislava-Budapest
Ecluse de Gabcikovo
Il en aura fallu des péripéties pour réussir à construire cet énorme complexe hydro-électrique. A l’origine c’était un projet slovaco-hongrois. Sous la pression des écologistes les Hongrois se retirèrent du projet. Les Slovaques avaient cependant un grand besoin de cette source d’énergie. Le tribunal de La Haye trancha pour la poursuite des travaux. Les Slovaques menèrent à bien le projet et les Hongrois se contentèrent de 30% du débit sur un bras parallèle. Aujourd’hui les Hongrois ne l’ont toujours pas digéré.
Les premiers bancs de sable
Après l’écluse, le canal finit par rejoindre le Danube, le vrai. Paysage plat et sablonneux planté de feuillus que longe un large fleuve tranquille qui, au km 1768 atteint Komarno côté slovaque ou Komaron côté hongrois. Troll opte pour la première solution car au fond d’un bras existe, paraît-il, une petite marina, une possibilité d’accueil. Un environnement industriel, des chantiers navals, des cargos neufs prêts à prendre la route de la mer, amarrés le long de bâtiments un petit peu délabrés et là au fond, c’est bien vrai, tout au fond, un long ponton, de petits bateaux amarrés, et un bungalow « Club » : c’est le Club Nautique de Miro, Miro qui avec sa petite famille a tout réalisé : les pontons, le restaurant sur pilotis, son appartement au premier étage et il n’en est pas peu fier. Bravo Miro. L’accueil est on ne peut plus chaleureux. Toute la famille s’essaie à l’anglais et à l’allemand. Le capitaine, à la fin du dîner reçoit un T-Shirt jaune aux armes du Yacht Club. Le livre d’or est rempli illustré d’une photo de Troll amarré au ponton du Miro YC.
Miro's yacht club
Avant de partir Miro nous dissuade d’effectuer les formalités de sortie de Slovaquie à Komarno et nous conseille de faire route jusqu’à Eztergom, notre prochaine étape où formalités slovaques et hongroises peuvent se faire de manière combinée en s’amarrant « au petit ponton avant le pont sur la rive slovaque ».
Avec à gauche la Slovaquie et à droite la Hongrie, Troll reprend sa route tranquille sur un fleuve large, grandiose. Au loin, les Carpates se dessinent pastel dans la brume de chaleur. Le pont d’Eztergom est en vue. Au dessus domine la basilique neo-classique qui se prend pour Saint-Pierre et dont les mauvaises langues diront « Allez la visiter. A l’intérieur, c’est le seul endroit d’où on ne la voit pas. ». Troll passe sous le pont et revient nez au courant. Le petit ponton annoncé est bien là mais il est trois fois plus court que Troll et la profondeur d’eau appréciée à 50cm. Un peu juste ! D’un autre ponton beaucoup plus adapté vient de partir un bateau de touristes local. Nous prenons sa place. Une blonde d’une vingtaine d’années se précipite. « Non ! Non ! Vous ne pouvez rester là. Ce ponton est privé ». L’accent sonne US. Après négociation tout s’arrange. Nous avons 40 minutes pour effectuer les formalités avant le retour du bateau de touristes. La fille est née en Géorgie du Sud aux Etats-Unis et est en vacances dans sa famille slovaque. Elle accompagne le capitaine, connaît tout le monde. Nos passeports et les papiers du bateau n’intéressent plus personne. Et c’est ainsi que Troll et son équipage entrent en Hongrie.
Paprika: Troll est en Hongrie
Enfin pas encore tout à fait. Car la Hongrie, de l’autre côté du fleuve, ça se mérite. L’entrée du petit port d’Eztergom doit bien mesurer 40 cm de plus que la largeur de Troll. Attila, le capitaine du port est là et guide la manœuvre de la berge.
La place de Troll avait été dégagée. 50cm devant, 50 cm derrière, largement suffisant pour réaliser un créneau de parking. Pour Attila c’est l’évènement : jamais il n’a réussi à faire rentrer un bateau aussi grand dans son petit Jachtkikötö (ça se prononce marina). Mais celui qui s’intéresse à l’histoire sait bien qu’Attila en a fait bien d’autres.

L'entrée du Jachtkikötö d'Eztergom
Jachtkikötö d'Eztergom
La ville mêle de belles façades des 18ème et 19ème fraîchement repeintes et rénovées à d’autres décrépies. Les moyens sont limités et il faudra quelques années pour rendre à la ville son côté pimpant d’autrefois. Mais la mutation est en marche et le nombre de banques devrait en faciliter le financement…
Au Jachtkikötö c’est l’effervescence : un groupe d’une vingtaine de canoës, certains assemblés en catamaran avec plateforme centrale pour le transport « lourd », se sont amarrés en grappe le long du ponton. Juste le temps de visiter la ville avant de repartir planter les tentes sur une île déserte : quelques familles en vacances, trois générations de pagayeurs qui rallient Bratislava à Budapest. Au dessus du canal un hôtel annonce un réseau Wi-Fi. Le capitaine part aux nouvelles : « oui, oui vous pouvez bien sûr venir et utiliser notre réseau. » De retour à l’hôtel avec l’ordinateur portable la tentative de connexion est infructueuse. « Vous êtes en panne ? » « Non, mais peut être avez-vous un PC. Le réseau ne fonctionne qu’avec des MAC ». Keep cool… « Bon » dit le capitaine résigné « puis-je utiliser cet ordinateur de l’hôtel ? » « Bien sûr! » Mise en route du dit ordinateur et après quelques minutes s’affiche le message « System Failure » « Il y a un problème ! » « Oui, je sais, cet ordinateur ne fonctionne pas ! » Keep cool again… Morale de cette histoire : il faut toujours être précis lorsque l’on pose une question ! Non pas « Avez-vous un réseau WiFi ? » mais « Avez-vous un réseau Wi-Fi pour PC? » et non pas « puis-je utiliser cet ordinateur de l’hôtel ? » mais « Cet ordinateur fonctionne-t-il ? ». SOYEZ PRECIS !!!
Le long du canal festival de Jazz moderne où de bons artistes locaux se produisent. Le programme de l’été mêlant toutes sortes de musiques nous fait découvrir un Eztergom culturellement très actif.
Eztergom
Eztergom: la place de l'Hotel de ville
Troll était rentré dans le Jachtkikötö en marche avant et maintenant il faut refaire la manœuvre en marche arrière. Attila déplace quelques bateaux. Le capitaine agit sur les commandes entre le pouce et l’index, auriculaire levé et …ça passe. La prochaine fois il faudra essayer les yeux bandés.
Un fleuve large et tranquille parsemé d’îles sablonneuses nous conduit à Budapest, après Vienne et Bratislava, la troisième capitale du Danube.
Mais l’évènement fluvial du jour c’est le passage du « genou du Danube ». Le fleuve se cherche un passage au travers des collines hongroises et ondule. Tout à coup il trouve. Changement de cap. Et c’est ainsi que Troll cessa de faire du nord-est pour faire du sud. Du sud enfin.
L’île Margit est devant l’étrave ; sur tribord au bout de l’île Ubadaï s’ouvre la marina de Budapest, la marina Wiking. Les eaux du Danube sont basses et Troll talonne par deux fois sur des fonds boueux. Le limon remonte à la surface. Une place en bout de ponton nous est attribuée. Les amarres sont frappées ; pas très utile, Troll s’est gentiment posé sur le fond. La coque colle à la vase. La place est superbe face à Buda.

La marina Wiking de Budapest
Vu du Danube, Budapest c’est l’anti-Vienne. Vienne, on l’a vu, maintient le fleuve à l’écart. Budapest le serre dans ses bras, l’entoure jusqu`à son nom : Buda rive droite et Pest rive gauche. Buda ultime ondulation des reliefs trans-danubiens, Pest aux confins de la Putza, la grande plaine. Buda l’ancienne où s’alignent le château royal, l’église Saint-Mathias, le Bastion des Pêcheurs et bien d’autres tours et clochers ; colline chargée d’histoire où l’on aime parcourir les rues désertes le nez dans les façades du 19ème siècle. Pest la moderne et trépidante capitale aux larges boulevards bordés de boutiques élégantes et de cafés.
Au bord du fleuve le Parlement rappelle la grandeur de l’ancien empire austro-hongrois. C’était à l’époque, le plus grand bâtiment du monde bien décidé à écraser par sa taille le palais de Westminster, son petit frère londonien.
En fin de compte, on ne sait plus trop s’il vaut mieux découvrir des hauteurs de Buda les perspectives grandioses de Pest par delà le Danube ou d’avoir devant soi, à Pest, Buda et ses collines hérissées d’histoire. Difficile à dire.

Le parlement
Pest vu de Buda

Buda vu de Pest
Buda: la vieille ville
Et si nous allions à Szentendre ou à Saint André, plus facile à prononcer, plus facile à écrire. A deux pas de la marina, la gare de Obudaï et son petit train vert. D’un côté direction centre ville, bien pratique et de l’autre Szentendre à une demi-heure au bout de la voie. Donc, une demi-heure de shaker plus tard, l’équipage compte ses vertèbres et descend sur le quai de la petite ville colorée. Créée à la fin du 17ème siècle par des Serbes catholiques fuyant leur pays toujours occupé par les Turcs, elle prospéra jusqu’au début du 19ème et peu à peu déclina complètement pour être redécouverte au début du 20ème siècle par des peintres et des sculpteurs qui peu à peu la colonisent. Aujourd’hui aucune de ces belles maisons colorées d’antan n’a échappé au fléau du tourisme. Toutes sont maintenant transformées en boutiques de souvenirs pseudo hongrois ou d’inévitables fringues. A-fli-geant.
La fin de l’étape « Budapest » approche. Quelques heures pour approvisionner le bateau et faire une dernière immersion culturelle proche de la marina: le musée Vasarely. Enfilade de salles voûtées, colonnades, les œuvres du maître s’alignent. Période colorée, période noir et blanc. Une rétrospective des époques hongroises ou françaises de l’artiste. Mais une autre époque domine : la période soviétique de la Hongrie illustrée par les innombrables babouchkas gardiennes du temple qui hantent les innombrables salles du musée. Impossible de faire un pas sans en sentir une accrochée aux talons. Impossible de reculer devant un tableau sans voir un soupçonneux sourcil se lever. Bien vite l’irritation fait place aux fous rires.
Szentendre = Saint André

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